L’Atelier Immédiat a vu le jour en 2007 à Paris, dans le sillage de l’action des Enfants de Don Quichotte. Il a rassemblé concepteurs et constructeurs d’espaces déterminés à intervenir auprès des sans-abri et mal-logés affrontant au quotidien l'inhospitalité de nos espaces urbains. Par l'expérimentation et la réflexion, fragiles par définition, il s'est donné pour ambition de concevoir des réponses avec et pour ceux qui, malgré tout, cherchent refuge ici-même. Parce qu'il nous faut rompre avec toutes les positions militantes, politiques, ou professionnelles, qui interdisent d'agir et de penser à nouveaux frais. Parce qu'il nous faut rompre avec le mythe de la solution de logement, définitive et globale, rêve et cauchemar tout autant. Parce qu'il nous faut rompre avec les visions, infiltrées dans tous les partis, qui président au développement d'un urbanisme massif, héroïque et mortifère tout autant.

Parce qu'il nous faut inventer d'autres manières d'expérimenter tous azimuts, d'agir sans relâche, de construire pour et avec les personnes désarmées, mais jamais démunies de tout. Parce qu'il nous faut mobiliser autrement le droit, l'économie, le "social", et composer d'autres horizons de pensée et d'action. Parce qu'il nous faut imaginer des réponses souples, transitoires, évolutives, en devenir et remarquables, et faire ainsi face aux questions diverses, complexes, singulières, et urgentes qui nous sont posées, ici et maintenant. Parce qu'il nous faut trouver le chemin des "villes invisibles" pour toujours davantage leur "faire de la place", comme nous y invite Italo Calvino :

L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

Italo Calvino, Les villes invisibles.






dimanche 18 mars 2012

L'autre mémoire de l'action


La Maison des Jours Meilleurs
(noyau central), Jean Prouvé, 1956

La Maison des Jours Meilleurs, Jean Prouvé, 1956

La Maison des Jours Meilleurs,
Jean Prouvé, 1956



« Mes amis au secours ! Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à 3 heures, sur le trottoir de l’avenue Sébastopol ». Ainsi débute l'appel à « l’insurrection de bonté » lancé durant l’hiver 54 par l’Abbé Pierre. Dans l’urgence, ce dernier souhaite ouvrir des « centres fraternels de dépannage » au fronton desquels doit être inscrit : « Toi qui souffre, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime ». En mars de la même année, inondé de dons, il fonde l’association Emmaüs qui se concentre rapidement sur la gestion de centres d’hébergements d’urgence. "L'urgence sociale" prend ici ses racines, et le Samu Social naîtra de cette veine là : l'humanitaire en temps de guerre économique et sociale. Mais aussi et surtout, la geste militante trouve là son modèle, son parangon : hurler avec rage compassion la détresse des miséreux, exiger le réveil de tous et, par là même, exciter la machine étatique afin que grandes mesures s'ensuivent. Faire retentir la douleur au point que le Pouvoir majuscule se mette en branle, telle est l'équation que travaillent les militants professionnels, experts toujours plus adroits en communication de la souffrance. 

Dans l'ombre de cette histoire, l'Abbé Pierre offre un tout autre visage, la mémoire de l'action une tout autre envergure, le tout effacé par le folklore militant contemporain. Cette autre histoire se déroule à partir de 1955, année où l'Abbé désespère déjà de voir venir une réponse étatique digne de ce nom : le déclenchement de la construction des grands ensembles ne s'entrevoit qu'à la fin des années 50, et s'avère dans une certaine mesure une réponse massive, ô combien malheureuse, à l'urgence décrétée par l'appel de trouver aux corps débordants un abris.  Bouillonnant donc, il creuse un autre chemin et exige que le « permis de construire » soit rebaptisé « permis de vivre », préparant le terrain d'un projet en forme de prise d'assaut. Dans la foulée, il se tourne vers le plus important architecte français du moment : Jean Prouvé. A celui-ci, il passe commande : concevoir une maison démontable et bon marché, que l'on puisse faire s'infiltrer dans le tissu urbain, ici et maintenant. L'Abbé fait feu de tout bois, et s'invente une économie sur le dos de la société de consommation alors en explosion. Il sollicite le plus simplement du monde la lessive Persil qui s'engage ainsi : pour chaque paquet acheté, 10 francs sont versés au projet qui, bien loin de programmer un nettoyage plus blanc, vise le parasitage de l'espace urbain, son augmentation par son négatif, par le rebut humain. 

En 1956, Jean Prouvé présente la Maison des Jours Meilleurs. Il s'agit de 52 m2, de 3 pièces, d'un noyau central réunissant cuisine et sanitaires, d'une toiture en bois contrecollé, de parois en panneaux sandwichs remplis de copeaux, de grandes baies vitrées. Devant une presse ébahie, sur les quais de Seine, le prototype est monté puis démonté en 7 heures. Las, le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme s’oppose à son développement au motif qu’une maison digne de la République ne saurait accueillir la cuisine en son centre ! L'élan est ainsi brisé, et l'ombre des grands ensembles se profile davantage, réduisant à néant la force de ce qui est présenté comme un navrant coup d'épée dans l'eau. L'histoire tombe dans les limbes, et chacun oublie que l'Abbé a cru bon d'entreprendre de construire ce qui devait être construit, au mépris des grands projets, au mépris des grands plans urbains, au mépris de ce qui ne manquera pas de venir les années suivantes, mais préparera les grandes catastrophes urbaines d'aujourd'hui. Malheureusement, un demi siècle après les trente glorieuses, nos militants contemporains en sont toujours à peu près là : exiger des "plans Marshall", 900 000 constructions peu ou prou, des politiques massives nécessairement. C'est certainement pas de là que naîtront les nouvelles, et nécessaires, Maisons des Jours Meilleurs. 

Aucun commentaire: