L’Atelier Immédiat a vu le jour en 2007 à Paris, dans le sillage de l’action des Enfants de Don Quichotte. Il a rassemblé concepteurs et constructeurs d’espaces déterminés à intervenir auprès des sans-abri et mal-logés affrontant au quotidien l'inhospitalité de nos espaces urbains. Par l'expérimentation et la réflexion, fragiles par définition, il s'est donné pour ambition de concevoir des réponses avec et pour ceux qui, malgré tout, cherchent refuge ici-même. Parce qu'il nous faut rompre avec toutes les positions militantes, politiques, ou professionnelles, qui interdisent d'agir et de penser à nouveaux frais. Parce qu'il nous faut rompre avec le mythe de la solution de logement, définitive et globale, rêve et cauchemar tout autant. Parce qu'il nous faut rompre avec les visions, infiltrées dans tous les partis, qui président au développement d'un urbanisme massif, héroïque et mortifère tout autant.

Parce qu'il nous faut inventer d'autres manières d'expérimenter tous azimuts, d'agir sans relâche, de construire pour et avec les personnes désarmées, mais jamais démunies de tout. Parce qu'il nous faut mobiliser autrement le droit, l'économie, le "social", et composer d'autres horizons de pensée et d'action. Parce qu'il nous faut imaginer des réponses souples, transitoires, évolutives, en devenir et remarquables, et faire ainsi face aux questions diverses, complexes, singulières, et urgentes qui nous sont posées, ici et maintenant. Parce qu'il nous faut trouver le chemin des "villes invisibles" pour toujours davantage leur "faire de la place", comme nous y invite Italo Calvino :

L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

Italo Calvino, Les villes invisibles.






vendredi 25 février 2011

Dans la revue Lignes / "Pour une architecture de résistance contre l'irraison d'Etat"







L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.
Italo Calvino, Les villes invisibles.


Mardi 6 juillet 2010, 6h du matin, CRS et pelleteuses débarquent sous l’A86, à quelques encablures du Stade de France à Saint-Denis. Ici même est installé le Hanul, campement de Roms vieux de 10 ans, le plus ancien d’Ile-de-France. Quelques barricades ne dissuadent guère les « forces de l’ordre » de faire leur travail. En quelques heures, tous les baraquements sont détruits. D’innombrables affaires disparaissent dans le tumulte. Certains Roms parmi les 200 qui habitaient là observent la fureur des machines, bras ballants, colère rentrée.
En 2003, la Mairie dirigée par Patrick Braouezec avait signé une convention d’occupation afin que le confort le plus élémentaire puisse s’envisager : ramassage des ordures, installations de sanitaires. En janvier 2010, des toilettes sèches avaient été installées par les architectes de Nomad’s Land avec le soutien financier de la Fondation Abbé Pierre. La vie s’installait progressivement. Un morceau de ville prenait corps, et se dessinait la promesse d’une future ramification au tissu urbain environnant. Le Hanul semblait solidement ancré, protégé pensait-on.
En février 2010, GDF, l’un des trois organismes propriétaires du terrain, portait plainte pour occupation illégale. Diverses sources laissent entendre que la préfecture avait fait pression pour que de telles démarches, alors inattendues, soient entreprises. Quelques semaines plus tard, un avis d’expulsion était prononcé. C’est en tout cas ce que la préfecture prétend, bien qu’aucune notification écrite ne soit parvenue aux habitants. Ainsi leur était-il impossible d’entamer quelque recours que ce soit. Le préfet fit preuve d’une délicatesse : attendre la fin de l’année scolaire pour diligenter sur place l’arsenal nécessaire à la destruction du campement où vivaient notamment vingt trois enfants scolarisés.

I. Détruire, l’irraison d’Etat.
En 2010, les procédures d’intervention contre les camps de Roms auront été simplifiées à l’extrême. La force inouïe déployée sur le terrain du Hanul s’avère emblématique de ce qui doit s’analyser comme un franchissement. En matière d’expulsion, des procédures de droit commun avaient cours jusqu’alors. En 2010, l’on ne s’embarrasse plus des notifications écrites, des recours éventuels, du droit à la défense. Jusqu’alors, une intervention en urgence sur un campement pouvait s’envisager en cas de péril ou d’insalubrité afin de porter assistance à personne en danger. En 2010, la préfecture n’envisageait manifestement pas de secourir les résidents du Hanul. L’errance dans laquelle ils se trouvent encore aujourd’hui confirme, si besoin est, l’hypothèse du mépris caractérisé à leur endroit. En 2010, on ne conçoit plus que sous les habitations précaires vivent des personnes humaines. Voilà qui signe un franchissement : démonstration est faite, par l’Etat lui-même, du déni de l’humanité de ceux qui sont désormais répertoriés comme corps en trop.
L’invraisemblable discours que le Président de la République s’est aventuré à prononcer à Grenoble le 30 juillet 2010 a démontré combien la parole de l’Etat s’avérait aujourd’hui scabreuse. Contrôlé ou pas, bassement stratégique ou hautement pathétique, ce discours donnait aux amalgames les plus démentiels statut de parole inspirée. L’immigré, comme l’improbable « français d’origine étrangère », devenaient officiellement criminels en puissance. Cet inégalable discours se concluait par l’annonce que « dans les trois mois, la moitié des implantations sauvages aurait disparu du territoire français ». Le Premier Ministre n’était pas en reste. Après avoir défendu le principe hallucinant de la « présomption de culpabilité », il crut de son devoir de promettre de « démanteler 300 campements illégaux, dont 200 de Roms ». Cette détermination fiévreuse en réponse au « problème que posent parmi certains les gens du voyage » selon Sarkozy, conduisit certains à diagnostiquer la résurgence d’un authentique racisme d’Etat. L’installation de l’état d’exception à l’égard d’indésirables étrangers pouvait en effet apparaître comme un nauséabond relent. Néanmoins, la folle confusion entre gens du voyage, Roms, Roumains, ou encore nomades témoignait aussi et surtout d’une composition rénovée, et en devenir, de la figure de l’ennemi radical.
La destruction du Hanul, comme celle de nombreux autres campements de Roms, précède le discours de Grenoble. Elle s’inscrit précisément dans une vaste entreprise de nettoyage orchestrée par Christian Lambert, préfet de Seine-Saint-Denis. Nommé à ce poste le 19 avril 2010, il fut notamment directeur du Raid entre 2002 et 2004 où il conduisit l’arrestation d’Yvan Colona, fait d’arme s’il en est. Depuis la nomination de ce « grand flic », les campements ont disparu du paysage dionysien, ainsi que de très nombreuses habitations dites « informelles ». Les Roms s’avèrent une cible parmi d’autres et leur « identité criminelle » semble moins liée à leur « origine ethnique » qu’à leur installation précaire qui leur tient lieu d’habitation. C’est que le bidonville, aux yeux de tous, porte le visage même de l’obscénité sociale : corps urbain dit « indigne », il témoigne de la méprisable condition de ceux qui l’occupent. Ainsi, la violence de ces derniers mois semble trouver sa source ailleurs que dans la « haine raciale » à laquelle renvoie la référence vichyste tant agitée par les éditorialistes. Les manœuvres enclenchées visent plus certainement l’ensemble des installations « sauvages ». L’exemplarité des Roms reste cependant manifeste, sans doute parce que leurs impressionnants campements incarnent une honteuse et indécrottable misère dont la simple vue, dans l’état de déréliction politique dans laquelle nous nous trouvons, excite la volonté de détruire.
Simplification des procédures administratives et discours terrifiants trouvent une forme de consécration dans le fatras sécuritaire qui tient lieu de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dite LOPPSI 2. En son article 32 ter A, ce texte voté en décembre prévoit l’évacuation de toute « installation qui comporte de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques ». Si l’évacuation tarde, la puissance publique se donne quelques convaincants moyens supplémentaires : « Le cas échéant, le préfet saisit le président du tribunal de grande instance d’une demande d’autorisation de procéder à la destruction des constructions illicites édifiées pour permettre l’installation en réunion sur le terrain faisant l’objet de la mesure d’évacuation. Le président du tribunal ou son délégué statue, en la forme des référés, dans un délai de quarante-huit heures. » Le juge intervient donc en urgence pour participer à l’organisation de la destruction de ce qui en droit reste un domicile, et ce sans la moindre considération des personnes qui y résident. Consignant la logique de la destruction aveugle qui prévalut durant l’été, ce nouveau texte ne comporte aucune ligne concernant ceux qui sous l’abris ont trouvé refuge. Par déni de l’existence des hommes, on renonce à envisager leur sort. Nul besoin alors de savoir que les expulsions accentuent la détresse des personnes plus qu’elles ne contribuent à y répondre. On abandonne de fait les ambitions des politiques d’accueil, d’hébergement et de logement. La loi prévoit, et préconise même, que le pire advienne.
Discours, actes et dispositions légales concourent à la logique destructrice qui doit s’analyser comme marque d’une involution politique. Si la régression de la politique sociale ne date pas de 2010, demeurait jusqu’alors l’illusion que la puissance publique en poursuivrait peu ou prou l’horizon. La législation sociale n’a en effet pas manqué de se développer durant les années 2000. La seconde loi Besson du 5 juillet 2000 imposait la construction d’aires d’accueils aux communes de plus de 5000 habitants qui ne pouvaient alors envisager des procédures d’expulsion de campements illicites qu’à la condition de respecter cette loi. La loi SRU, imposant la construction de 20% de logement sociaux au sein de chaque commune de plus de 3500 habitants, et de plus de 1500 habitants dans la région parisienne, ainsi que la loi du 5 mars 2007 instituant le Droit au logement opposable, constituaient des outils promettant le désengorgement des dispositifs d’hébergement et, par suite, l’accueil dans l’urgence de populations en détresse. Certes, en 2010, seules 10% des demandes de logements déposées dans le cadre du DALO ont obtenu gain de cause ; des centaines de milliers de logement sociaux manquent à l’appel ; 60% des aires d’accueil légalement prévues font défaut. Mais enfin, quelques victoires furent légitimement revendiquées sur le front du droit au logement. Sur la corde raide, l’Etat a dans le même temps développé une politique de pénalisation puis de répression des occupants sans droit ni titre de terrains ou de logements. Ainsi, entre autres, fut votée la loi sur la sécurité intérieur de 2003, dite loi « Sarkozy », prévoyant peines d’emprisonnement et amende pour délit « d’occupation non autorisée d’un terrain appartenant à autrui ». Ainsi, en 2007, l’arsenal fut-il augmenté de procédures prévoyant l’évacuation forcée de campements dans le cadre de la loi sur la prévention de la délinquance. Il était donc possible de condamner des personnes en situation de détresse alors même que des disposions légales prévoyaient leur accueil. Les inventions législatives de 2010 font disparaître la contradiction. Grâce à la criminalisation de l’habitat, et non plus de l’habitant, ce dernier nouvellement inexistant se trouve expulsé de l’abris du droit. La loi LOPPSI2 promet ainsi le pire à ceux dont l’habitat porte la trace d’infamie. Détruire sans relâche ne se conçoit que parce que, sous les baraquements, aucune forme d’humanité n’est repérable. Au mieux considérons-nous que ce sont des pauvres qui s’agitent là.

II. L’art contemporain de la guerre.
Une guerre a lieu dont l’efficacité même réside dans le fait qu’elle n’est pas déclarée. D’ailleurs, on ne détruit pas, mais « démantèle ». Camouflées, les opérations font parfois irruption comme autant d’hallucinations. Jamais elles ne se laissent saisir comme programme rationalisé de guerre civile, comme vacarme continu. La terreur politique ne crie pas son arrivée. Ne s’annonçant pas, elle ne se dénonce souvent que tardivement. Sans doute, la compréhension de ce qui a lieu nécessite que l’on cesse de s’en référer à Vichy pour ne retenir de l’histoire qu’un enseignement : que la terreur politique reste inouïe et que sa singularité, par définition d’avant-garde, est non consignée dans les manuels scolaires. Sans doute la compréhension de ce qui a lieu nécessite que l’on s’en réfère à ce qui vient, non à ce qui est d’ores et déjà advenu. Tout au moins, impose-t-elle de scruter ce qui se met en place, de traquer les manœuvres au jour le jour. Le vote de la loi LOPSSI2 est une manœuvre qui, normalisant l’état d’exception contre l’habitat précaire, doit se comprendre comme déclaration de guerre.
La guerre se prépare par la définition des signes permettant l’identification de l’ennemi. Un ennemi apparaît entre les lignes de l’article 32 ter A : il est celui qui incarne la condition indigne ; fou de vivre l’invivable, il est sans parole, frappé d’abomination comme par effet de contamination de son indigne abris. Le Rom en est une figure parmi d’autres. Ce texte l’annonce : désignant toutes les installations précaires en ceci que chacune peut, fantasmatiquement, menacer « la salubrité, la tranquillité ou la sécurité publiques », il vise quiconque n’a simplement pas de logement et s’installe ici ou là, comme il peut. Il concerne les 500 000 personnes qui, selon le rapport 2010 de la Fondation Abbé Pierre, n’ont pas de domicile propre. Il concerne en particulier les 41 000 personnes qui, selon le même rapport, vivent sous abris de fortune, baraquements ou tentes.
Comme en atteste le procès du DAL et des Enfants de Don Quichotte en novembre 2008, l’installation des tentes était jusqu’à présent condamnée au titre de l’article R644 du Code pénal visant ceux qui « embarrassent la voie publique en y déposant ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques ». On pénalisait ainsi l’inconvenant qui installe sur le trottoir un objet apparenté à l’encombrant détritus. On inscrivait officiellement la tente au registre des déchets. L’article 32 ter A offre à la police du territoire une sophistication supplémentaire : organisant la confusion entre l’habitant et l’habitat-déchet, il fait entrer l’homme dans l’immonde. Alors, sa disparition finit-elle par devenir inéluctable, voire nécessaire. Détruire et faire disparaître, c’est faire se développer la métropole par le vide en la délestant des résidus qui l’encombrent. Détruire et faire disparaître, c’est sacrifier la part maudite du plan d’urbanisme érigé en parousie. Nous connaissions la périphérie des exclus liés aux inclus par une forme de cohabitation déchirée, de voisinage paradoxal. Apparaît l’outreville des sacrifiés dont le spectacle fonctionne comme injection de félicité pour ceux qui participent à la ville active. Le développement de celle-ci n’implique pas l’abandon des plus démunis, mais leur sacrifice, spectacle d’une victoire totale qui n’en finit pas. Cette guerre est sans fin. Elle est le chantier même de la métropole.
La métropole n’est pas la polis, le territoire structuré selon les plans de la République, abris et repère. Elle est pure et infinie étendue, revêtement propre et sécurisé dédié à la circulation des « city users », néosédentaires toujours en transit qui, comme les définit Virilio, partout doivent se sentir chez eux. Elle est arrachée au sol du droit, conçue selon les plans du réseau, organisée selon la dynamique de la lutte des places et structurée par la loi de la spéculation immobilière. Elle organise l’évidement, comme en atteste la vacance de plus de 10% des logements parisiens. Elle est foncièrement inhabitable, urbanité de consommation où le politique n’a pas lieu. Le projet du Grand Paris en est une illustration paroxystique. Réunis en conciliabule en novembre dernier, les architectes des dix équipes mandatées par le Président de la République en réduisaient la substance à un « RER bouclé et cadencé ». Grand monument horizontal, il résulte tout à la fois d’une superexcitation présidentielle et d’une relégation radicale de l’instance politique. L’architecte Yves Lion de condenser le message lors de ce rendez-vous de novembre : « On a besoin d’une aide des politiques, d’une gouvernance de la mobilité ». Post-politique, substituant au trop lourd gouvernement l’aérienne gouvernance, le projet de métropolisation ne cultive rien de l’idéal d’hospitalité qui fait la puissance d’une communauté politique. Ainsi s’explique le renoncement institué par la loi LOPPSI2 : politiquement régressive, l’urbanité qui se trame ne se soutient d’aucune vision de secours réciproque et cède à l’empire de la force des choses. A l’aune de cela, un jugement du Conseil d’Etat en date du 19 novembre dernier prend tout son sel. Statuant sur la situation de réfugiés afghans, la haute autorité estimait alors bon de « recourir à des modalités d’accueil sous forme de tentes ou d’autres installations comparables » quand « les capacités de logement normalement disponibles sont temporairement épuisées ». A l’accueil se substitue l’abandon, car grâce à la loi LOPPSI2, nous saurons évacuer et détruire les « tentes et autres installations comparables ». Tout concourre à l’organisation d’un massacre.
Un savoir-détruire s’élabore nécessairement qui garantit la réalisation du programme. Sans doute, le maniement des pelleteuses s’apprend-il conférant à l’opération de nettoyage son étincelante vigueur. Sans doute, des techniques s’affinent-elles permettant de rendre inhospitaliers les terrains. Sans doute, du mobilier urbain « anti-corps » se dessine-t-il dissuadant les nouvelles installations. Sans doute, des sociétés de sécurité se constituent-elles offrant le service d’un bouclage définitif du territoire. La guerre s’organise à de multiples échelles de temps et d’espaces. Elle se constitue comme culture. De l’art public y contribue : pics, poteaux, pierres taillées et autres plans inclinés empêchent l’installation des tentes et des corps. Des manières se banalisent, comme lorsque dans la nuit du 27 au 28 octobre dernier, des anonymes déguisés en policiers firent irruption dans un camps de Roms situé dans la plaine de Triel-sur-Seine, dans les Yvelines, pour saccager les installations et humilier les hommes. La guerre se déploie ainsi, par la transmission d’images, de récits, de techniques.
L’art de la guerre implique enfin que soit pensée la gestion des corps toujours résiduels, l’organisation définitive de leur disparition. Sans doute les habitats finissent-ils brûlés, à l’instar de tout déchet urbain. Pour remédier aux hommes, expulsés au loin mais n’en finissant pas de revenir ici, des dispositifs innovants d’internement s’expérimentent. Ils présentent diverses caractéristiques : modules du genre algéco, grillages abondants, surveillance continue, contrôle des entrées et sorties, soumission au règlement intérieur drastique, interdiction d’héberger des personnes extérieures au dispositif. Des modèles dits de « villages d’insertion » ainsi conçus se sont développés en région parisienne pour accueillir certaines familles de Roms récemment expulsées. Sans doute en verra-t-on fleurir de nombreux autres. Quant aux sans-abri, quelques « villages de l’espoir » semblent se standardiser, formes d’hétérotopies selon le langage de Foucault qui classait dans cette catégories cimetières, maisons de retraites, prisons. Le degré de sécurisation varie. La logique se veut officiellement temporaire, et le planificateur promet une prochaine « sortie par le haut ». Ces sorties là se raréfient cependant ; en bas les contingents ne cessent d’augmenter. Surtout, la radicalisation de la guerre à tous les étages laisse envisager la pérennisation et la multiplication de ces dispositifs. Nous inventons l’expulsion à l’intérieur, un urbanisme de zone seconde.

III. Construire, comme on prend le maquis.
Alors que l’irraison d’Etat se systématise, nous ne parvenons pas à concevoir que l’heure de la résistance est venue. Alors que se précise le visage de la guerre, une peur panique nous prend pourtant qui nous fait démesurément écrire et débattre, infatigablement nous rassembler et nous indigner. Dans ce contexte là, une pensée qui ne conduirait pas les corps à se flanquer en travers fonctionne comme narcotique. Une pensée qui n’engagerait pas, par le menu, une contre-offensive peut sagement voisiner avec l’enfer qu’elle désigne. Une culture de la protestation s’est constituée, subventionnée parfois, qui se prolonge dans l’œuvre de charité, entreprise désarmée et désarmante de réconfort. Instituant la césure entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, cette charité bien organisée reproduit la césure qui préside au déchaînement de violence ce ceux qui sont à l’encontre de ceux qui ne sont pas. Le sol du droit est nouvellement manquant, ce sol qui nous inflige une condition commune. Pourtant, la Constitution de cette Ve République aux abois porte, en son préambule, l’héritage du Conseil National de la Résistance et des Déclarations des droits fondamentaux. Pourtant, l’Europe déclare la liberté de circulation pour tous, l’accueil dans la dignité des demandeurs d’asile, ou encore la non expulsion de squatteurs comme en atteste une décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme invalidant la procédure d’expulsion d’occupants sans titre au motif qu’ils se « trouvaient en situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée » (déc. 12 octobre 2010, Société Cofinco c. France). Reprendre possession de ce sol, et penser la contre offensive à partir de celui-ci, c’est rendre à nouveau pensable l’hospitalité telle que l’approche Derrida : l’espace d’un accueil « sans réserve et sans calcul ».
Le sacrifice en cours crée des exilés du monde. Sur le territoire, des hommes qui n’en sont plus surgissent comme des corps en trop. Ils s’offrent alors désarmés à la violence d’Etat banalisée. L’action des Enfants de Don Quichotte sur les rives du Canal Saint-Martin à Paris en 2006 eut le mérite de commettre une transgression spatiale, et de placer dans l’espace et le temps communs des hommes assignés à résidence dans l’immonde. Cette transgression fut d’abord un geste : l’installation en un haut lieu patrimonial de deux lignes de tentes rouges dites « deux secondes », formes d’habitations ultra technologiques réservées au loisir de haute montagne. Arrachés à l’esthétique de la précarité, des personnes firent irruption dans l’espace civilisé. Leur parole pouvait avoir lieu, inscrite dans le monde, ineffaçable. Cette mise en scène de l’obscène aurait dû se prolonger par mille stratégies constructives prenant place comme se réinsuffle de la ville dans la ville. Ainsi, des architectures insurrectionnelles auraient poussé, par la force d’une dignité arrachée. Ainsi, faisant l’hospitalité, des hommes auraient à nouveau pris part symbolique à la fabrique de la ville. Ainsi, aurions-nous regagné ce qui ne cesse de se perdre : une raison politique.
La guerre toujours davantage s’organise. Des techniques manquent permettant de faire face et, notamment, de mettre en déroute les opérations de destruction. Il faudrait savoir offrir une protection renforcée à ces installations désignées comme menaçantes, soutenir leur émergence et poursuivre leur simple horizon : offrir l’hospitalité. Il faudrait savoir livrer bataille par l’architecture, par la consolidation de ces lieux jusqu’à les rendre non repérables en tant que « dégradations ». Au centre comme en périphérie, il faudrait savoir prendre place, faire place, occuper le territoire et, le construisant, devenir le territoire non pas éloigné, séparé, mais « déséparé », reconquis. Il faudrait envisager bâtir la ville manquante, et cesser de réclamer qu’adviennent d’en haut des « solutions » en entretenant l’idée que les représentants de l’Etat détiennent la clé de la satisfaction de tous, en entretenant l’idée que la possibilité de construire ne saurait se prendre. Il faudrait reprendre possession d’un savoir-viabiliser le territoire qui, aujourd’hui aménagé comme pur espace de transit, devient inhabitable pour ceux qui, malgré tout, désirent vivre ici, ou ne peuvent faire autrement. Il faudrait considérer la métropole comme territoire à occuper.
Un tabou demeure qui, du côté des forces militantes, empêche que soit pensée l’action résolue de fixer les tentes, consolider les baraques, améliorer les bidonvilles, et gagner inlassablement avec ceux qui vivent là le droit de cité. Ce tabou apparaît comme l’un des nerfs de la guerre, tant il se structure sur l’idée que les installations sont indignes, et qu’aucune espèce d’intervention méliorative ne saurait se concevoir. Croyant faire ainsi pression en refusant d’entreprendre par l’architecture des opérations toujours envisagées comme relevant du pis aller, la posture militante alimente la pensée selon laquelle seule la métropole qui se conçoit en haut lieu est désirable. Sur le terrain sauvage, tout serait à jeter. Se faisant, elle répète la partition qui structure le champ de bataille. Une insurrection de l’habitat doit déborder de l’intérieur le projet métropolitain. Dans les failles du Grand Paris, mille paris architecturaux doivent s’entreprendre qui ringardisent les formes légales de l’architecture calibrée et de l’urbanisme royal. Cultivant l’art de la prise au sol, une architecture sauvage doit trouver le chemin de sa réalisation, architecture maquisarde conçue selon la seule nécessité d’accueillir. Alors, peut-être, réinscrirons-nous l’hospitalité comme valeur centrale de construction du territoire politique, reconstituant par le sol l’Etat de droit aujourd’hui en ruines.

mardi 15 février 2011

Situation 8







Pont d'Austelitz, Paris : le 6 février 2011 puis, après (mais quoi ?), le 15 février 2011.