L’Atelier Immédiat a vu le jour en 2007 à Paris, dans le sillage de l’action des Enfants de Don Quichotte. Il a rassemblé concepteurs et constructeurs d’espaces déterminés à intervenir auprès des sans-abri et mal-logés affrontant au quotidien l'inhospitalité de nos espaces urbains. Par l'expérimentation et la réflexion, fragiles par définition, il s'est donné pour ambition de concevoir des réponses avec et pour ceux qui, malgré tout, cherchent refuge ici-même. Parce qu'il nous faut rompre avec toutes les positions militantes, politiques, ou professionnelles, qui interdisent d'agir et de penser à nouveaux frais. Parce qu'il nous faut rompre avec le mythe de la solution de logement, définitive et globale, rêve et cauchemar tout autant. Parce qu'il nous faut rompre avec les visions, infiltrées dans tous les partis, qui président au développement d'un urbanisme massif, héroïque et mortifère tout autant.

Parce qu'il nous faut inventer d'autres manières d'expérimenter tous azimuts, d'agir sans relâche, de construire pour et avec les personnes désarmées, mais jamais démunies de tout. Parce qu'il nous faut mobiliser autrement le droit, l'économie, le "social", et composer d'autres horizons de pensée et d'action. Parce qu'il nous faut imaginer des réponses souples, transitoires, évolutives, en devenir et remarquables, et faire ainsi face aux questions diverses, complexes, singulières, et urgentes qui nous sont posées, ici et maintenant. Parce qu'il nous faut trouver le chemin des "villes invisibles" pour toujours davantage leur "faire de la place", comme nous y invite Italo Calvino :

L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

Italo Calvino, Les villes invisibles.






mardi 26 février 2008

Faire corps

Par les Enfants de Don Quichotte qui accueillent ce soir à 19h, Place de la République, Stéphane Hessel, ancien résistant français.



Nous sommes beaux.


Une guerre sans nom fait rage, sous nos yeux. Une guerre contre l’homme et sa dignité. Les victimes, sans-abri, sans-papiers, sans culture, sans voix, sans droit, sont des millions, autour de nous, parmi nous. Nos pieds ont foulé le sol de France, sur les rives du canal Saint-Martin comme ailleurs, avant, et nos voix ont porté la plainte des femmes, des enfants, des hommes que nous y avons rencontrés. Nous vivons dans un pays où l’hypothèse de l’homme n’est plus nécessaire. Elle est même, à bien des égards, devenue encombrante. Nous nous rassemblons aujourd’hui avec la conscience forte et douloureuse que citoyens de cette France là, nous cautionnons le mépris, les insultes, et l’oubli à l’égard des conquêtes de nos parents qui tout au long de notre histoire se sont battus, jusqu’à perdre la vie bien souvent, pour une idée : l’humanisme.

Nos pères de France et de Navarre se sont battus en 39 contre le nazisme et le racisme ; la dignité piétinée des familles que l’Etat français renvoie au delà des frontières est une insulte à leur combat. Nos pères de métropole et des colonies se sont battus en 14 pour la France et sa civilisation ; la dignité bafouée d’un sans-abri qui meurt dans les rues de France est une insulte à leur combat. Nos pères des Lumières se sont battus pour que la devise Liberté, Egalité, Fraternité soit inscrite au fronton de notre République ; les conditions de vie insoutenables dans les banlieues sont une insulte à leur combat.

Voyons le monde que porteront nos enfants, ces jeunes qui vivent dehors, ces petits frères qui brûlent et cassent, ces écoliers qui pleurent en voyant leurs camarades raflés et renvoyés hors des frontières ! Nous sommes malades, et nos enfants, déjà, portent notre rage. Dans l’incendie des voitures, dans le rouge des tentes, dans les pleurs des enfants, c’est une plainte qui est portée. Nos enfants portent déjà plainte, contre nous. Nous sommes responsables de l’immonde qui se développe sous leurs yeux. Que sommes nous en train de leur léguer ? Nous n’avons rien à leur promettre. Notre présent est sans issu. Et ce sont nos enfants qui se prendront le mur.

Racailles, clochards, analphabètes, jeunes écervelés, vieillards non productifs. Nous crions, brûlons, puons. Voici comment l’œil des médias nous voit, nous construit. Le peuple s’en convainc et, pire, nous intégrons insidieusement cela : notre destin de presque rien. Pourtant, nous sommes beaux de ce que nos pères nous ont offerts en héritage. Nous sommes beaux d’être les enfants de ceux qui, très haut, très loin, ont porté les idéaux de la République. Que sont laids ceux qui méprisent ces idéaux et anéantissent les conquêtes sociales de la Libération ! Que sont laids nos responsables politiques qui chemin faisant ont oublié ce qui fonde notre maison commune, la dignité de la personne humaine !



Notre colère porte la mémoire de la République.


Les réponses politiques démagogiques, pragmatiques, disparates, décousues à grands coups de plans pour temps de « crises » ou « d’émeutes » témoignent d’une incompréhension de ce qui se manifeste dans l’irruption de nos colères. Nos représentants politiques ne savent pas lire ce que disent, ensemble, les cris épars : des voitures qui brûlent, des trains qui s’arrêtent, des tentes qui surgissent, des écoles qui s’insurgent contre les renvois à la frontière.

Le sans-abri ne saurait témoigner de l’ampleur de sa lutte : il survit. Le jeune banlieusard ne saurait témoigner de la hauteur de son désir d’habiter là : il enrage. Le retraité, le fonctionnaire, l’étudiant manifestent secrètement un même rêve, celui de voir restaurée la maison commune. Nous ne prendrons pas la défense de ceux qui cassent et tuent, mus par une colère aussi monstrueuse qu’inopérante. Mais leur haine est la conséquence d’une politique économique, sociale, urbaine qui est la véritable cause du trouble à l’ordre public. La violence de l’Etat crève les yeux, et nos représentants s’efforcent de sauver les apparences, comme ce fut le cas sur les quais de Seine, le 15 décembre dernier, où furent diligentées les forces de l’ordre pour faire disparaître les tentes des Enfants de Don Quichotte. En dernier recours, ils parient sur l’aveuglement de tous.

Le temps est venu d’écrire le texte dont ces cris témoignent. Le travail est immense, et il nous faut l’accomplir pour gagner à nouveau ce qu’il est impensable de perdre : notre dignité de citoyens Français. Il nous faut repenser un programme de résistance pour notre siècle. Il nous faut créer le monde qui sourd en nous, ce monde rêvé par nos pères et piétiné par nos représentants politiques. Il nous faut répéter les bases de ce qui fait notre honneur, à savoir d’être les enfants de ceux qui ont rêvé pour nous d’une France qui soit la citadelle des droits de l’homme, la flamme de la dignité humaine.

Nous sommes la multitude porteuse de la mémoire de France, enfants des Révolutionnaires de 1789, des Communards, des Résistants, et de bien d’autres encore. Nous sommes les porteurs d’un héritage que nous devons défendre pour sauver ce qui nous rassemble, malgré tout, y compris malgré nos différences sociales, générationnelles, partisanes : la République. Nous sommes une nouvelle génération, neuve parce que déterminée à ne plus oublier. Nous sommes par conséquent bien plus vieux que ces représentants de l’Etat que nous avons tant fréquentés ces derniers mois, plus soucieux des valeurs qui font notre fierté d’être français.



Nous mettons notre corps Républicain en travers.


Aujourd’hui, la 5e puissance mondiale n’entreprend aucun des chantiers politiques d’envergure que depuis des années bien souvent nous réclamons, à corps et à cris. On nous répond que nous sommes inconscients et déraisonnables, en perte de repères, des sauvageons, bientôt des terroristes. En négligeant ce qui constitue notre trésor commun, ce sont nos représentants eux-mêmes qui ont quitté le sol de nos principes les plus élémentaires. Ce sont eux qui ont perdu tout repère, qui ont renoncé à la raison qui nous rassemble. Car, jusqu’alors, les textes constitutionnels demeurent sans ambiguïtés : le sacrifice des économiquement faibles, des improductifs, des accidentés de la vie contrevient absolument à leur esprit, sinon leur lettre.

Les citoyens que nous sommes doivent se rassembler et démontrer que notre territoire peut et doit devenir un domicile au sein duquel chacun puisse trouver une place digne auprès des autres. Avec nos corps là, flanqués en travers, nous n’occuperons pas le territoire, mais nous serons le territoire, celui de la République de l’hospitalité. Nous devons amorcer un nouveau commencement, et retrouver ainsi le fil de ce que de plus anciens que nous avaient commencé.




Les Enfants de Don Quichotte, 21 février 2008.