L’Atelier Immédiat a vu le jour en 2007 à Paris, dans le sillage de l’action des Enfants de Don Quichotte. Il a rassemblé concepteurs et constructeurs d’espaces déterminés à intervenir auprès des sans-abri et mal-logés affrontant au quotidien l'inhospitalité de nos espaces urbains. Par l'expérimentation et la réflexion, fragiles par définition, il s'est donné pour ambition de concevoir des réponses avec et pour ceux qui, malgré tout, cherchent refuge ici-même. Parce qu'il nous faut rompre avec toutes les positions militantes, politiques, ou professionnelles, qui interdisent d'agir et de penser à nouveaux frais. Parce qu'il nous faut rompre avec le mythe de la solution de logement, définitive et globale, rêve et cauchemar tout autant. Parce qu'il nous faut rompre avec les visions, infiltrées dans tous les partis, qui président au développement d'un urbanisme massif, héroïque et mortifère tout autant.

Parce qu'il nous faut inventer d'autres manières d'expérimenter tous azimuts, d'agir sans relâche, de construire pour et avec les personnes désarmées, mais jamais démunies de tout. Parce qu'il nous faut mobiliser autrement le droit, l'économie, le "social", et composer d'autres horizons de pensée et d'action. Parce qu'il nous faut imaginer des réponses souples, transitoires, évolutives, en devenir et remarquables, et faire ainsi face aux questions diverses, complexes, singulières, et urgentes qui nous sont posées, ici et maintenant. Parce qu'il nous faut trouver le chemin des "villes invisibles" pour toujours davantage leur "faire de la place", comme nous y invite Italo Calvino :

L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

Italo Calvino, Les villes invisibles.






mardi 7 juin 2011

"La lutte des places. Où construire en commun ?", texte paru dans le numéro 45 revue Multitudes.






Préalable.
Une toponymie a cours : il est admis que dedans est habitable, que dehors ne l’est pas. Une anthroponymie en résulte : il est admis que le dit « inclus » se distingue du dit « exclus » en ceci qu’à ce dernier manque un intérieur propre. Ainsi s’organise un « partage du sensible » qui, départageant les corps, structure la dramaturgie politique contemporaine sous la forme d’une lutte des places : munis versus démunis (d’un logement). Une utopie miroite : à chacun son intérieur. Dans l’interstice, impensé : l’inhabitable. Habiter est un verbe qui se conjugue aujourd’hui à quelques rares personnes du singulier. La construction de l’espace du commun n’est, pour sa part, pas au programme.

1. Le commun, espace dégradé.
Il écume les rues d’Avignon depuis dix ans. Il accommode les restes, transforme les rebuts, use à nouveau de ce qui est hors d’usage. « Je vis de la chose publique, elle est la substance même de mon corps ». Il se souvient de sa mère s’égosillant : « Va jeter tes saloperies dehors ! ». Il s’exclame : « Quelle ingratitude pour la maison commune ! ». Mais confirme : « Dehors, on a coutume de dire que c’est fait pour les merdes. Je suis une merde ».
On tombe dans la rue, jamais on y monte. La rue se trouve au pied du mur, en bas de l’échelle, au ras des pâquerettes. Elle tapisse le bas-fond de nos villes. Les pieds la foulent, les chiens y pissent. La rue ne vaut que comme adresse : indication d’un haut lieu résidentiel, contre plongée sur domicile fixe. Exceptionnellement, bardée des atours officiels de la fête ou du marché, elle devient conviviale. Par la grâce de l’événement éphémère, flanquée de citadins figurants, elle se rehausse d’un sourire sucré pour la photo. Mais s’installer là, prendre place sans préavis de disparition, c’est faire affront à la raison, à la culture, à l’humanité. « C’est indigne », répète-t-on à l’envi pour « sensibiliser » à l’obscène condition des sans-abri. Chacun s’accorde : il faut que ça disparaisse. Le militant invoque une « sortie par le haut » et l’accession finale à un logement, graal monté sur piédestal. Le citoyen lambda s’insurge de ce que ça dégueulasse le trottoir ou le regard des enfants. C’est d’immondice dont il s’agit lorsqu’on aborde le « problème » des sans-abri. Qui doit trouver une solution.

« Est-ce qu'un homme ou une femme (…) peut-être ayant bu, vivant dans des conditions épouvantables, a la lucidité pour savoir s'il veut ou ne veut pas ? Je pose la question. Pour moi, cette personne n'est pas lucide. Je souhaite qu'on l'emmène dans un centre, qu'on la nourrisse, qu'on la soigne, qu'on lui présente sa chambre ou son lit, qu'on lui montre la salle de bain où il aura la possibilité de prendre une douche bien chaude ou même un bain (…) Il y a un équilibre de bon sens à trouver entre un hébergement obligatoire et laisser un SDF dans une situation de danger. La question est de savoir s’il est lucide pour décider de sa vie ou de sa mort ». 
Nicolas Sarkozy, discours de Meaux, 28 novembre 2008.
Pas de nom, un prénom peut-être, un surnom bien souvent. Le sans-abri est désaffilié : « abîmé », il a perdu la considération du monde. Il erre dans le grand dehors, l’outreville. Il survit à même le sol où l’on perd pied. Bien que l’été assassine autant que l’hiver, on hurle que c’est le froid qui tue pour faire entendre que dehors est l’envers du foyer. Anachronique, le sans-abri est résidu des temps immémoriaux : il est un homme d’avant l’homme, être nu, proie facile. Il est l’infans : sans parole, sans lucidité, il convient de s’en occuper. Il est fou : sans dignité, sans intérieur, il convient de le reconstruire. Son installation disparaîtra nécessairement : elle n’est qu’un toit menaçant, un abris en trompe l’œil, un sous-sol en vérité. Le droit incrimine d’ailleurs cet abris-déchet qui, par effet de contamination, salit l’homme au point de lui faire perdre son statut de sujet de droit. Ainsi de l’article R644 du Code pénal, invoqué afin que disparaissent les tentes de sans-abri, qui condamne ceux qui « embarrassent la voie publique en y déposant ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques ». Ainsi de l’article 32 ter A de la récente loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure qui prévoit la destruction de toute installation menaçant « la salubrité, la tranquillité ou la sécurité publiques ». Dehors, rien ne saurait germer, se construire et tenir enfin, car tout est voué à liquidation. Les corps disparaîtront, de gré ou de force, cédant la place aux réseaux et espaces verts qui font la santé urbaine. Ainsi se formule la promesse d’une conquête sur l’inhumanité dont le sans-abri porte le faciès. Chacun devra enfin accéder au désir de tous : au logement, espace de vie propre et séparé.

2. Le logement, espace sacro-saint.
Il est engagé dans le milieu associatif depuis toujours. Catholique fervent, il ne se réfère néanmoins qu’aux valeurs de la République lorsqu’il évoque son combat auprès des sans-abri. Une évidence pour lui : sans logement, point de salut. Il parle, chastement, d’intimité : « C’est dans le secret d’un chez soi que s’épanouit la dignité d’un homme ». Jamais il n’acceptera que « les plus faibles demeurent exclus » du droit commun de « posséder un logement ».
A la diabolisation de la rue, et la promesse de son nettoyage, s’articule la béatification du logement défini comme sinécure, espace propre. Horizon thérapeutique et moral, le logement se gagne par la force d’une course ascendante, d’un redressement. La course est difficile, et les institutions sociales et sanitaires en orchestrent les étapes. Dans les centres d’hébergement d’urgence, on offre le plus rudimentaire qui soit, faisant au pire pour souligner sans doute combien terrible est le combat. Dans les « villages d’insertion » conçus pour les Roms, ces incertains européens aux installations débordantes, on sécurise au mieux : l’acceptation d’un règlement intérieur d’inspiration carcérale conditionne l’éventuelle « reconnaissance sociale » des familles « accueillies » là. Dans les « villages de l’espoir », conçus pour d’autres « marginaux », l’Algéco caricature l’habitat, le bitume et le grillage parodient l’espace public. Ainsi s’inventent les modalités officielles d’une expulsion à l’intérieur. Au sein d’espaces retranchés, prototypes du logement social sans qualité et réglementé jusqu’à l’absurde, on « stabilise » les individus, leur réapprenant les « gestes simples » de la domesticité. On terrorise et pouponne, simultanément. L’intérieur est une norme à laquelle les corps doivent réapprendre à se mesurer. Ils consolident ainsi leur aptitude à « l’insertion sociale », pré requis à l’accession au logement, preuve manifeste d’une heureuse inclusion. Ce qui traînait dehors doit trouver un dedans, une forme légitime et agréée de disparition par le haut.

Le droit au logement se brandit comme un droit aux fondations. A l’ombre de quatre murs, durs, droits et hauts, l’humanité doit trouver refuge et félicité. Le logement est l’enclos où se reconquiert le for intérieur, fondement de la raison. Il est la « part du bonheur » administrée et produite en vertu des lois de l’arithmétique : aux millions de « mal logés » correspondront des millions de constructions réglementaires. « Adapté », il s’offre comme niche ergonome, enclave pour un corps qui l’adoptera comme seconde peau. « Pérenne », il scintille comme sacrement, envers littéral de la misérable précarité. Le logement est un pur intérieur légalisé, utopie dont la réalisation ne dépend que de la sublime volonté des puissants. Il miroite comme rejeton d’une politique massive et d’une industrie lourde. Ainsi se narre l’épilogue de la crise : des hommes non pas en rang, forme ringarde de l’ordonnancement des corps, mais rangés dans une chambre propre, territoire légal de l’intime et du sexe.
Dans les logements amalgamés, pavillons démultipliés, on s’acharne à tracer les limites circonscrivant le terrain de sa sexualité légale. On cultive son enclos, décore son enceinte, parfait l’isolation de son asile. Le logement est le berceau contemporain de l’intimité ointe par le pouvoir industriel. Derrière les haies, les volets, et les doubles vitrages, un individu se nourrit au réconfort. La traque au débordement connaît là une belle victoire : déchargée du politique, l’énergie libidinale se trouve réinvestie dans un onanisme revendiqué comme libération paroxystique. Post-thérapeutique, le logement s’avère la forme d’habitat de l’ère post-politique. Le territoire se trouve quadrillé de lots constitués comme autant de monuments introvertis. Ici retranchés, les sujets de l’urbanisme jouissent d’une commune impuissance politique. Vibre cependant l’image d’une souveraineté radicale : royalement, chacun gouverne son intérieur séparé et y écrit son intrigue familiale comme s’il s’agissait d’une épopée. Sanctifié dans le logement, le for intérieur retrouve sa puissance d’évocation de l’autorité juridique mais, singularité des temps présents, l’individu n’exerce son autorité que sur lui-même, seul corps politique qui lui soit donné de rencontrer : le loti se ment. « Tous logés ! » exige-t-on, rêvant d’agréger ce qui ne tient pas ensemble. Car ce « rêve pour chacun » trahit un projet de cohésion factice, mélancolique aux entournures : le lotissement. De « lieu commun », nous n’imaginons pas en bâtir.

3. Le chantier, espace hospitalier.
Il avait 26 ans et vendait des fruits et légumes à Sidi Bouzid, dans le centre de Tunis. Marchand ambulant sans droit, il fut interpellé le 17 décembre 2010. Outre ses marchandises, on lui a confisqué son installation : une charrette surmontée d’une balance. Le lendemain, désespéré, il s’est immolé par le feu devant la sous-préfecture. Il est décédé le 4 janvier 2011, alors que le pays s’était déjà soulevé.
L’édifice se lézarde et des sujets débordent, inaptes à la solitude et à la dépossession de tout. L’urbanisme, comme prolongement de la politique par d’autres moyens, voudrait toujours davantage contenir les corps. Le couvre-feu en est le parangon contemporain, manifestation paroxystique de la basileïa, plan d’occupation de l’espace que poursuit l’institution politique jusqu’à l’asphyxie. Alors, le refrain sur l’intime s’avère l’une des prières contemporaines portant le rêve d’une dépolitisation des corps. Le latin intimus est le superlatif d’interior, et le logement, en tant que forme architecturale de l’intime, promet la domestication du sexe et son assignation à résidence. Ainsi bien tenus, les corps ne se risquent pas en politique. Ceux qui vivent dehors ne sauraient avoir de vie sexuelle. Ils ne sauraient prendre place, bâtir leur vie et faire ici-même corps avec d’autres. Ils ne sauraient occuper l’espace, et l’inventer par là-même. Pourtant, cela aura lieu.
Le sans-abri n’est pas d’arrière garde, manifestation résiduelle d’une misère non encore jugulée. Il est l’homme dégradé engendré par l’urbanisme contemporain, et non ce que ce dernier fera disparaître à grands coups d’opérations de police urbaine. En périphérie, le logement social anonyme couve les révoltes à venir, comme le laisse entrevoir ce qui ne cesse de frémir dans les inhabitables banlieues. Au centre, le logement en tant que valeur refuge exige l’expulsion des corps : vide, l’immobilier s’échange mieux, et la vacance explose dans les métropoles où l’on investit à tout rompre. En outre, le nombre de mal-logés accrédite la thèse d’une convoitise folle, la fameuse « pression du marché », et nourrit donc la bulle immobilière qui promet d’innombrables nouvelles « victimes » nécessaires. La liquidation des corps, structurelle et sans fin, devra trouver les formes de son enrayement.

Dehors, la pacification n’aura pas lieu. Jalonnée d’espaces publics de pacotille – « agora », « forum », « esplanade » – la ville se développe sans avenir, et se réalise comme cénotaphe du politique : innommable, elle est invivable. Cependant, l’erreur est urbaine, et le développement crée des restes fertiles : les friches qui, fleurissant tout contre le bâti, portent les éclosions de demain ; les déchets et détritus qui, tel le gravillon qui deviendra béton, font les constructions de demain. Le développement urbain crée son négatif non officiellement répertorié comme habitable : ce qui demeure comme chantier. Dans le minéral, le débordement se produit en insurrection, et le nouveau croît dans les failles de l’ancien, en épouse les formes et le recouvre enfin pour engendrer de nouvelles formes. L’espace urbain est promis à ce processus de pseudomorphose que, dans Le Déclin de l’Occident, Oswald Spengler définit comme la logique constitutive des ruptures historiques. Pour renaître comme espace commun.
Une ville insurrectionnelle doit trouver le chemin de son éclosion dans la lézarde des édifices. C’est par une reconquête collective de l’acte de construire que prendra à nouveau corps cette « commune », espace de co-construction. En co-mains, nous devons soutenir ce qui émerge, consolider les installations avec ceux qui vivent là enfin reconsidérés comme sujets de plein droit, occuper le territoire et, ce faisant, le devenir. Cultivant l’art de la prise au sol, une architecture sauvage doit éclore, une architecture mineure ne répondant qu’au seul impératif d’hospitalité. Cette insurrection, portée par des corps « dé-séparés » et réinvestissant l’espace physique, implique de reprendre possession de l’acte de construire et de cesser de réclamer qu’adviennent d’en haut les dites « solutions de logement ». Construire au corps à corps s’avère la seule stratégie qui vaille, faisant du chantier le lieu d’invention incessante du commun, en contrepoint du développement urbain.


vendredi 25 février 2011

Dans la revue Lignes / "Pour une architecture de résistance contre l'irraison d'Etat"







L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.
Italo Calvino, Les villes invisibles.


Mardi 6 juillet 2010, 6h du matin, CRS et pelleteuses débarquent sous l’A86, à quelques encablures du Stade de France à Saint-Denis. Ici même est installé le Hanul, campement de Roms vieux de 10 ans, le plus ancien d’Ile-de-France. Quelques barricades ne dissuadent guère les « forces de l’ordre » de faire leur travail. En quelques heures, tous les baraquements sont détruits. D’innombrables affaires disparaissent dans le tumulte. Certains Roms parmi les 200 qui habitaient là observent la fureur des machines, bras ballants, colère rentrée.
En 2003, la Mairie dirigée par Patrick Braouezec avait signé une convention d’occupation afin que le confort le plus élémentaire puisse s’envisager : ramassage des ordures, installations de sanitaires. En janvier 2010, des toilettes sèches avaient été installées par les architectes de Nomad’s Land avec le soutien financier de la Fondation Abbé Pierre. La vie s’installait progressivement. Un morceau de ville prenait corps, et se dessinait la promesse d’une future ramification au tissu urbain environnant. Le Hanul semblait solidement ancré, protégé pensait-on.
En février 2010, GDF, l’un des trois organismes propriétaires du terrain, portait plainte pour occupation illégale. Diverses sources laissent entendre que la préfecture avait fait pression pour que de telles démarches, alors inattendues, soient entreprises. Quelques semaines plus tard, un avis d’expulsion était prononcé. C’est en tout cas ce que la préfecture prétend, bien qu’aucune notification écrite ne soit parvenue aux habitants. Ainsi leur était-il impossible d’entamer quelque recours que ce soit. Le préfet fit preuve d’une délicatesse : attendre la fin de l’année scolaire pour diligenter sur place l’arsenal nécessaire à la destruction du campement où vivaient notamment vingt trois enfants scolarisés.

I. Détruire, l’irraison d’Etat.
En 2010, les procédures d’intervention contre les camps de Roms auront été simplifiées à l’extrême. La force inouïe déployée sur le terrain du Hanul s’avère emblématique de ce qui doit s’analyser comme un franchissement. En matière d’expulsion, des procédures de droit commun avaient cours jusqu’alors. En 2010, l’on ne s’embarrasse plus des notifications écrites, des recours éventuels, du droit à la défense. Jusqu’alors, une intervention en urgence sur un campement pouvait s’envisager en cas de péril ou d’insalubrité afin de porter assistance à personne en danger. En 2010, la préfecture n’envisageait manifestement pas de secourir les résidents du Hanul. L’errance dans laquelle ils se trouvent encore aujourd’hui confirme, si besoin est, l’hypothèse du mépris caractérisé à leur endroit. En 2010, on ne conçoit plus que sous les habitations précaires vivent des personnes humaines. Voilà qui signe un franchissement : démonstration est faite, par l’Etat lui-même, du déni de l’humanité de ceux qui sont désormais répertoriés comme corps en trop.
L’invraisemblable discours que le Président de la République s’est aventuré à prononcer à Grenoble le 30 juillet 2010 a démontré combien la parole de l’Etat s’avérait aujourd’hui scabreuse. Contrôlé ou pas, bassement stratégique ou hautement pathétique, ce discours donnait aux amalgames les plus démentiels statut de parole inspirée. L’immigré, comme l’improbable « français d’origine étrangère », devenaient officiellement criminels en puissance. Cet inégalable discours se concluait par l’annonce que « dans les trois mois, la moitié des implantations sauvages aurait disparu du territoire français ». Le Premier Ministre n’était pas en reste. Après avoir défendu le principe hallucinant de la « présomption de culpabilité », il crut de son devoir de promettre de « démanteler 300 campements illégaux, dont 200 de Roms ». Cette détermination fiévreuse en réponse au « problème que posent parmi certains les gens du voyage » selon Sarkozy, conduisit certains à diagnostiquer la résurgence d’un authentique racisme d’Etat. L’installation de l’état d’exception à l’égard d’indésirables étrangers pouvait en effet apparaître comme un nauséabond relent. Néanmoins, la folle confusion entre gens du voyage, Roms, Roumains, ou encore nomades témoignait aussi et surtout d’une composition rénovée, et en devenir, de la figure de l’ennemi radical.
La destruction du Hanul, comme celle de nombreux autres campements de Roms, précède le discours de Grenoble. Elle s’inscrit précisément dans une vaste entreprise de nettoyage orchestrée par Christian Lambert, préfet de Seine-Saint-Denis. Nommé à ce poste le 19 avril 2010, il fut notamment directeur du Raid entre 2002 et 2004 où il conduisit l’arrestation d’Yvan Colona, fait d’arme s’il en est. Depuis la nomination de ce « grand flic », les campements ont disparu du paysage dionysien, ainsi que de très nombreuses habitations dites « informelles ». Les Roms s’avèrent une cible parmi d’autres et leur « identité criminelle » semble moins liée à leur « origine ethnique » qu’à leur installation précaire qui leur tient lieu d’habitation. C’est que le bidonville, aux yeux de tous, porte le visage même de l’obscénité sociale : corps urbain dit « indigne », il témoigne de la méprisable condition de ceux qui l’occupent. Ainsi, la violence de ces derniers mois semble trouver sa source ailleurs que dans la « haine raciale » à laquelle renvoie la référence vichyste tant agitée par les éditorialistes. Les manœuvres enclenchées visent plus certainement l’ensemble des installations « sauvages ». L’exemplarité des Roms reste cependant manifeste, sans doute parce que leurs impressionnants campements incarnent une honteuse et indécrottable misère dont la simple vue, dans l’état de déréliction politique dans laquelle nous nous trouvons, excite la volonté de détruire.
Simplification des procédures administratives et discours terrifiants trouvent une forme de consécration dans le fatras sécuritaire qui tient lieu de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dite LOPPSI 2. En son article 32 ter A, ce texte voté en décembre prévoit l’évacuation de toute « installation qui comporte de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques ». Si l’évacuation tarde, la puissance publique se donne quelques convaincants moyens supplémentaires : « Le cas échéant, le préfet saisit le président du tribunal de grande instance d’une demande d’autorisation de procéder à la destruction des constructions illicites édifiées pour permettre l’installation en réunion sur le terrain faisant l’objet de la mesure d’évacuation. Le président du tribunal ou son délégué statue, en la forme des référés, dans un délai de quarante-huit heures. » Le juge intervient donc en urgence pour participer à l’organisation de la destruction de ce qui en droit reste un domicile, et ce sans la moindre considération des personnes qui y résident. Consignant la logique de la destruction aveugle qui prévalut durant l’été, ce nouveau texte ne comporte aucune ligne concernant ceux qui sous l’abris ont trouvé refuge. Par déni de l’existence des hommes, on renonce à envisager leur sort. Nul besoin alors de savoir que les expulsions accentuent la détresse des personnes plus qu’elles ne contribuent à y répondre. On abandonne de fait les ambitions des politiques d’accueil, d’hébergement et de logement. La loi prévoit, et préconise même, que le pire advienne.
Discours, actes et dispositions légales concourent à la logique destructrice qui doit s’analyser comme marque d’une involution politique. Si la régression de la politique sociale ne date pas de 2010, demeurait jusqu’alors l’illusion que la puissance publique en poursuivrait peu ou prou l’horizon. La législation sociale n’a en effet pas manqué de se développer durant les années 2000. La seconde loi Besson du 5 juillet 2000 imposait la construction d’aires d’accueils aux communes de plus de 5000 habitants qui ne pouvaient alors envisager des procédures d’expulsion de campements illicites qu’à la condition de respecter cette loi. La loi SRU, imposant la construction de 20% de logement sociaux au sein de chaque commune de plus de 3500 habitants, et de plus de 1500 habitants dans la région parisienne, ainsi que la loi du 5 mars 2007 instituant le Droit au logement opposable, constituaient des outils promettant le désengorgement des dispositifs d’hébergement et, par suite, l’accueil dans l’urgence de populations en détresse. Certes, en 2010, seules 10% des demandes de logements déposées dans le cadre du DALO ont obtenu gain de cause ; des centaines de milliers de logement sociaux manquent à l’appel ; 60% des aires d’accueil légalement prévues font défaut. Mais enfin, quelques victoires furent légitimement revendiquées sur le front du droit au logement. Sur la corde raide, l’Etat a dans le même temps développé une politique de pénalisation puis de répression des occupants sans droit ni titre de terrains ou de logements. Ainsi, entre autres, fut votée la loi sur la sécurité intérieur de 2003, dite loi « Sarkozy », prévoyant peines d’emprisonnement et amende pour délit « d’occupation non autorisée d’un terrain appartenant à autrui ». Ainsi, en 2007, l’arsenal fut-il augmenté de procédures prévoyant l’évacuation forcée de campements dans le cadre de la loi sur la prévention de la délinquance. Il était donc possible de condamner des personnes en situation de détresse alors même que des disposions légales prévoyaient leur accueil. Les inventions législatives de 2010 font disparaître la contradiction. Grâce à la criminalisation de l’habitat, et non plus de l’habitant, ce dernier nouvellement inexistant se trouve expulsé de l’abris du droit. La loi LOPPSI2 promet ainsi le pire à ceux dont l’habitat porte la trace d’infamie. Détruire sans relâche ne se conçoit que parce que, sous les baraquements, aucune forme d’humanité n’est repérable. Au mieux considérons-nous que ce sont des pauvres qui s’agitent là.

II. L’art contemporain de la guerre.
Une guerre a lieu dont l’efficacité même réside dans le fait qu’elle n’est pas déclarée. D’ailleurs, on ne détruit pas, mais « démantèle ». Camouflées, les opérations font parfois irruption comme autant d’hallucinations. Jamais elles ne se laissent saisir comme programme rationalisé de guerre civile, comme vacarme continu. La terreur politique ne crie pas son arrivée. Ne s’annonçant pas, elle ne se dénonce souvent que tardivement. Sans doute, la compréhension de ce qui a lieu nécessite que l’on cesse de s’en référer à Vichy pour ne retenir de l’histoire qu’un enseignement : que la terreur politique reste inouïe et que sa singularité, par définition d’avant-garde, est non consignée dans les manuels scolaires. Sans doute la compréhension de ce qui a lieu nécessite que l’on s’en réfère à ce qui vient, non à ce qui est d’ores et déjà advenu. Tout au moins, impose-t-elle de scruter ce qui se met en place, de traquer les manœuvres au jour le jour. Le vote de la loi LOPSSI2 est une manœuvre qui, normalisant l’état d’exception contre l’habitat précaire, doit se comprendre comme déclaration de guerre.
La guerre se prépare par la définition des signes permettant l’identification de l’ennemi. Un ennemi apparaît entre les lignes de l’article 32 ter A : il est celui qui incarne la condition indigne ; fou de vivre l’invivable, il est sans parole, frappé d’abomination comme par effet de contamination de son indigne abris. Le Rom en est une figure parmi d’autres. Ce texte l’annonce : désignant toutes les installations précaires en ceci que chacune peut, fantasmatiquement, menacer « la salubrité, la tranquillité ou la sécurité publiques », il vise quiconque n’a simplement pas de logement et s’installe ici ou là, comme il peut. Il concerne les 500 000 personnes qui, selon le rapport 2010 de la Fondation Abbé Pierre, n’ont pas de domicile propre. Il concerne en particulier les 41 000 personnes qui, selon le même rapport, vivent sous abris de fortune, baraquements ou tentes.
Comme en atteste le procès du DAL et des Enfants de Don Quichotte en novembre 2008, l’installation des tentes était jusqu’à présent condamnée au titre de l’article R644 du Code pénal visant ceux qui « embarrassent la voie publique en y déposant ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques ». On pénalisait ainsi l’inconvenant qui installe sur le trottoir un objet apparenté à l’encombrant détritus. On inscrivait officiellement la tente au registre des déchets. L’article 32 ter A offre à la police du territoire une sophistication supplémentaire : organisant la confusion entre l’habitant et l’habitat-déchet, il fait entrer l’homme dans l’immonde. Alors, sa disparition finit-elle par devenir inéluctable, voire nécessaire. Détruire et faire disparaître, c’est faire se développer la métropole par le vide en la délestant des résidus qui l’encombrent. Détruire et faire disparaître, c’est sacrifier la part maudite du plan d’urbanisme érigé en parousie. Nous connaissions la périphérie des exclus liés aux inclus par une forme de cohabitation déchirée, de voisinage paradoxal. Apparaît l’outreville des sacrifiés dont le spectacle fonctionne comme injection de félicité pour ceux qui participent à la ville active. Le développement de celle-ci n’implique pas l’abandon des plus démunis, mais leur sacrifice, spectacle d’une victoire totale qui n’en finit pas. Cette guerre est sans fin. Elle est le chantier même de la métropole.
La métropole n’est pas la polis, le territoire structuré selon les plans de la République, abris et repère. Elle est pure et infinie étendue, revêtement propre et sécurisé dédié à la circulation des « city users », néosédentaires toujours en transit qui, comme les définit Virilio, partout doivent se sentir chez eux. Elle est arrachée au sol du droit, conçue selon les plans du réseau, organisée selon la dynamique de la lutte des places et structurée par la loi de la spéculation immobilière. Elle organise l’évidement, comme en atteste la vacance de plus de 10% des logements parisiens. Elle est foncièrement inhabitable, urbanité de consommation où le politique n’a pas lieu. Le projet du Grand Paris en est une illustration paroxystique. Réunis en conciliabule en novembre dernier, les architectes des dix équipes mandatées par le Président de la République en réduisaient la substance à un « RER bouclé et cadencé ». Grand monument horizontal, il résulte tout à la fois d’une superexcitation présidentielle et d’une relégation radicale de l’instance politique. L’architecte Yves Lion de condenser le message lors de ce rendez-vous de novembre : « On a besoin d’une aide des politiques, d’une gouvernance de la mobilité ». Post-politique, substituant au trop lourd gouvernement l’aérienne gouvernance, le projet de métropolisation ne cultive rien de l’idéal d’hospitalité qui fait la puissance d’une communauté politique. Ainsi s’explique le renoncement institué par la loi LOPPSI2 : politiquement régressive, l’urbanité qui se trame ne se soutient d’aucune vision de secours réciproque et cède à l’empire de la force des choses. A l’aune de cela, un jugement du Conseil d’Etat en date du 19 novembre dernier prend tout son sel. Statuant sur la situation de réfugiés afghans, la haute autorité estimait alors bon de « recourir à des modalités d’accueil sous forme de tentes ou d’autres installations comparables » quand « les capacités de logement normalement disponibles sont temporairement épuisées ». A l’accueil se substitue l’abandon, car grâce à la loi LOPPSI2, nous saurons évacuer et détruire les « tentes et autres installations comparables ». Tout concourre à l’organisation d’un massacre.
Un savoir-détruire s’élabore nécessairement qui garantit la réalisation du programme. Sans doute, le maniement des pelleteuses s’apprend-il conférant à l’opération de nettoyage son étincelante vigueur. Sans doute, des techniques s’affinent-elles permettant de rendre inhospitaliers les terrains. Sans doute, du mobilier urbain « anti-corps » se dessine-t-il dissuadant les nouvelles installations. Sans doute, des sociétés de sécurité se constituent-elles offrant le service d’un bouclage définitif du territoire. La guerre s’organise à de multiples échelles de temps et d’espaces. Elle se constitue comme culture. De l’art public y contribue : pics, poteaux, pierres taillées et autres plans inclinés empêchent l’installation des tentes et des corps. Des manières se banalisent, comme lorsque dans la nuit du 27 au 28 octobre dernier, des anonymes déguisés en policiers firent irruption dans un camps de Roms situé dans la plaine de Triel-sur-Seine, dans les Yvelines, pour saccager les installations et humilier les hommes. La guerre se déploie ainsi, par la transmission d’images, de récits, de techniques.
L’art de la guerre implique enfin que soit pensée la gestion des corps toujours résiduels, l’organisation définitive de leur disparition. Sans doute les habitats finissent-ils brûlés, à l’instar de tout déchet urbain. Pour remédier aux hommes, expulsés au loin mais n’en finissant pas de revenir ici, des dispositifs innovants d’internement s’expérimentent. Ils présentent diverses caractéristiques : modules du genre algéco, grillages abondants, surveillance continue, contrôle des entrées et sorties, soumission au règlement intérieur drastique, interdiction d’héberger des personnes extérieures au dispositif. Des modèles dits de « villages d’insertion » ainsi conçus se sont développés en région parisienne pour accueillir certaines familles de Roms récemment expulsées. Sans doute en verra-t-on fleurir de nombreux autres. Quant aux sans-abri, quelques « villages de l’espoir » semblent se standardiser, formes d’hétérotopies selon le langage de Foucault qui classait dans cette catégories cimetières, maisons de retraites, prisons. Le degré de sécurisation varie. La logique se veut officiellement temporaire, et le planificateur promet une prochaine « sortie par le haut ». Ces sorties là se raréfient cependant ; en bas les contingents ne cessent d’augmenter. Surtout, la radicalisation de la guerre à tous les étages laisse envisager la pérennisation et la multiplication de ces dispositifs. Nous inventons l’expulsion à l’intérieur, un urbanisme de zone seconde.

III. Construire, comme on prend le maquis.
Alors que l’irraison d’Etat se systématise, nous ne parvenons pas à concevoir que l’heure de la résistance est venue. Alors que se précise le visage de la guerre, une peur panique nous prend pourtant qui nous fait démesurément écrire et débattre, infatigablement nous rassembler et nous indigner. Dans ce contexte là, une pensée qui ne conduirait pas les corps à se flanquer en travers fonctionne comme narcotique. Une pensée qui n’engagerait pas, par le menu, une contre-offensive peut sagement voisiner avec l’enfer qu’elle désigne. Une culture de la protestation s’est constituée, subventionnée parfois, qui se prolonge dans l’œuvre de charité, entreprise désarmée et désarmante de réconfort. Instituant la césure entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, cette charité bien organisée reproduit la césure qui préside au déchaînement de violence ce ceux qui sont à l’encontre de ceux qui ne sont pas. Le sol du droit est nouvellement manquant, ce sol qui nous inflige une condition commune. Pourtant, la Constitution de cette Ve République aux abois porte, en son préambule, l’héritage du Conseil National de la Résistance et des Déclarations des droits fondamentaux. Pourtant, l’Europe déclare la liberté de circulation pour tous, l’accueil dans la dignité des demandeurs d’asile, ou encore la non expulsion de squatteurs comme en atteste une décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme invalidant la procédure d’expulsion d’occupants sans titre au motif qu’ils se « trouvaient en situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée » (déc. 12 octobre 2010, Société Cofinco c. France). Reprendre possession de ce sol, et penser la contre offensive à partir de celui-ci, c’est rendre à nouveau pensable l’hospitalité telle que l’approche Derrida : l’espace d’un accueil « sans réserve et sans calcul ».
Le sacrifice en cours crée des exilés du monde. Sur le territoire, des hommes qui n’en sont plus surgissent comme des corps en trop. Ils s’offrent alors désarmés à la violence d’Etat banalisée. L’action des Enfants de Don Quichotte sur les rives du Canal Saint-Martin à Paris en 2006 eut le mérite de commettre une transgression spatiale, et de placer dans l’espace et le temps communs des hommes assignés à résidence dans l’immonde. Cette transgression fut d’abord un geste : l’installation en un haut lieu patrimonial de deux lignes de tentes rouges dites « deux secondes », formes d’habitations ultra technologiques réservées au loisir de haute montagne. Arrachés à l’esthétique de la précarité, des personnes firent irruption dans l’espace civilisé. Leur parole pouvait avoir lieu, inscrite dans le monde, ineffaçable. Cette mise en scène de l’obscène aurait dû se prolonger par mille stratégies constructives prenant place comme se réinsuffle de la ville dans la ville. Ainsi, des architectures insurrectionnelles auraient poussé, par la force d’une dignité arrachée. Ainsi, faisant l’hospitalité, des hommes auraient à nouveau pris part symbolique à la fabrique de la ville. Ainsi, aurions-nous regagné ce qui ne cesse de se perdre : une raison politique.
La guerre toujours davantage s’organise. Des techniques manquent permettant de faire face et, notamment, de mettre en déroute les opérations de destruction. Il faudrait savoir offrir une protection renforcée à ces installations désignées comme menaçantes, soutenir leur émergence et poursuivre leur simple horizon : offrir l’hospitalité. Il faudrait savoir livrer bataille par l’architecture, par la consolidation de ces lieux jusqu’à les rendre non repérables en tant que « dégradations ». Au centre comme en périphérie, il faudrait savoir prendre place, faire place, occuper le territoire et, le construisant, devenir le territoire non pas éloigné, séparé, mais « déséparé », reconquis. Il faudrait envisager bâtir la ville manquante, et cesser de réclamer qu’adviennent d’en haut des « solutions » en entretenant l’idée que les représentants de l’Etat détiennent la clé de la satisfaction de tous, en entretenant l’idée que la possibilité de construire ne saurait se prendre. Il faudrait reprendre possession d’un savoir-viabiliser le territoire qui, aujourd’hui aménagé comme pur espace de transit, devient inhabitable pour ceux qui, malgré tout, désirent vivre ici, ou ne peuvent faire autrement. Il faudrait considérer la métropole comme territoire à occuper.
Un tabou demeure qui, du côté des forces militantes, empêche que soit pensée l’action résolue de fixer les tentes, consolider les baraques, améliorer les bidonvilles, et gagner inlassablement avec ceux qui vivent là le droit de cité. Ce tabou apparaît comme l’un des nerfs de la guerre, tant il se structure sur l’idée que les installations sont indignes, et qu’aucune espèce d’intervention méliorative ne saurait se concevoir. Croyant faire ainsi pression en refusant d’entreprendre par l’architecture des opérations toujours envisagées comme relevant du pis aller, la posture militante alimente la pensée selon laquelle seule la métropole qui se conçoit en haut lieu est désirable. Sur le terrain sauvage, tout serait à jeter. Se faisant, elle répète la partition qui structure le champ de bataille. Une insurrection de l’habitat doit déborder de l’intérieur le projet métropolitain. Dans les failles du Grand Paris, mille paris architecturaux doivent s’entreprendre qui ringardisent les formes légales de l’architecture calibrée et de l’urbanisme royal. Cultivant l’art de la prise au sol, une architecture sauvage doit trouver le chemin de sa réalisation, architecture maquisarde conçue selon la seule nécessité d’accueillir. Alors, peut-être, réinscrirons-nous l’hospitalité comme valeur centrale de construction du territoire politique, reconstituant par le sol l’Etat de droit aujourd’hui en ruines.

mardi 15 février 2011

Situation 8







Pont d'Austelitz, Paris : le 6 février 2011 puis, après (mais quoi ?), le 15 février 2011.

vendredi 21 janvier 2011

Réinventons notre logement !

Tribune publiée le 20 janvier 2011 dans Médiapart

En continuant de s’approcher si dangereusement de l’Elysée, les Jeudi Noir vont finir par faire céder le pouvoir. Ainsi, la supplique de tous les militants va-t-elle enfin être entendue : l’obtention d’un logement grâce à la mise en œuvre de constructions par centaines de milliers. Toujours plus éloignées, toujours plus standardisées, toujours plus invivables, ces constructions engendreront demain de nouvelles catastrophes.
Une ville inhabitable se profile à l’horizon d’un combat dont la victoire serait dramatique : la livraison de logements en masse, démultiplication de « produits » épongeant l’hémorragie de corps en trop, effaçant ainsi les traces de l’étendue du désastre. Bouygues construction et AXA assurances logement frétillent déjà en imaginant l’aubaine. Lorsque se dénonce la « crise du logement », entendons que c’est le logement qui est la crise.
« Réinventons notre logement » annonce une banderole imaginaire hissée au 8e étage de l’immeuble du 22 avenue Matignon squatté par les « galériens du logement ». Imaginons que cesse l’éreintante réclamation auprès de ceux à qui l’on prête l’invraisemblable pouvoir de satisfaire le désir de tous. Imaginons que s’altèrent les rôles et que les dites « victimes » refusent enfin de dépendre du bon vouloir des dits « responsables ». Imaginons qu’à la force d’actes nouveaux se réinvente le combat. Imaginons que se conquière ainsi une autre manière de construire la ville.
Des bureaux de l’Elysée, on élabore en majuscule. De là haut, on envisage le Grand Paris, grand œuvre urbain offert au peuple ébahi, sinécure et parousie. Ici-même, dans l’espace et le temps de la condition du seul véritable peuple qui vaille, il nous faut collectivement construire ce qui doit l’être. Tel serait le pari d’une nouvelle consultation internationale et débridée auprès d’architectes déterminés à faire l’hospitalité plutôt que le spectacle. En contrepoint de la métropole planifiée et inhospitalière, mille paris architecturaux devraient ainsi envisager répondre à la modeste hauteur de nos situations éparses.
Dans les 2500 m2 de bureaux occupés au 22 avenue Matignon à Paris, le confort est sommaire, l’isolation sonore inexistante, le plaisir d’habiter minimal. Faire l’amour, manger, dormir, travailler, sont autant de nécessités que les lieux doivent permettre. On ne saurait toucher au bâti : la trentaine d’étudiants domiciliés dans cet immeuble n’en sont pas les propriétaires. On doit envisager l’espace habitable sous la forme de structures aisément démontables et déménageables : les étudiants quitteront les lieux une fois leur diplôme obtenu, voire plus précipitamment si la situation tourne mal.
Monsieur Apparu a déclaré que la transformation d’espaces de bureaux en espaces habitables reviendrait trop cher. Il faut faire mentir le ministre tout en respectant les plus élémentaires des réglementations. Le défi mérite d’être relevé tant il ouvrirait d’immenses perspectives : en Île-de-France aujourd’hui, 4,5 millions de mètres carrés de bureaux sont vacants, c’est à dire 1,5 millions de plus qu’en 2005, conséquence notamment du système de notation boursière qui attribue un triple A aux entreprises dont 10% au moins de leur patrimoine immobilier demeure vacant, c’est à dire constitué comme une forme de réserve de liquidités.
Monsieur Apparu a déclaré que demeurait inenvisageable la mise en application de la loi de réquisition prétendument synonyme d’expropriation. Il faut faire mentir le ministre en démontrant que l’on peut habiter temporairement et envisager une application souple de cette loi qu’il ne semble toujours pas avoir lue : procédure précisément encadrée, la réquisition n’envisage ni viol ni vol de la propriété. Au demeurant, cette loi s’avère moins radicale que la jurisprudence européenne qui, s’imposant au législateur français, a reconnu en octobre dernier la suprématie du droit au logement : la Cour Européenne des Droits de l’Homme a en effet invalidé une procédure d’expulsion d’occupants sans titre au motif qu’ils se « trouvaient en situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée » (décision du 12 octobre 2010, Société Cofinco c. France). L’innovation en matière de modalités d’occupation s’impose comme un enjeu d’avenir.
Monsieur Apparu a laissé entendre que les méthodes sauvages et peu sérieuses de Jeudi Noir ne permettraient pas d’envisager de solution durable au mal logement. Laissons aux prédicateurs le loisir de (laisser) croire en la solution finale. Entreprenons, dans les conditions de temps, d’espace et d’économie que nous connaissons, les constructions modestes, temporaires, imparfaites, et toujours singulières qui s’imposent. Au 22 avenue Matignon ne se résoudra pas la question du mal logement et le sort des sans-abri, communautés roms ou autres familles précaires, s’en trouvera inchangé. Ici, trente étudiants peuvent vivre mieux, et le maximum doit être engagé pour relever ce défi aussi modeste que fondamental. Ailleurs, avec le même pragmatisme, d’innombrables réponses doivent pouvoir s’envisager pour répondre aux situations singulières et dramatiques des 3,5 millions de mal logés que compte le pays. Mille paris architecturaux doivent donc être entrepris. Ainsi, nous réinventerons notre logement, à mille lieux de ce que désigne aujourd’hui cette pâle catégorie de l’administration. Alors, peut-être, se réinventera une politique du logement aujourd’hui dans l’impasse.



Photomontage réalisé par Gonzague Lacombe, graphiste (http://www.directeurgeneral.com)