L’Atelier Immédiat a vu le jour en 2007 à Paris, dans le sillage de l’action des Enfants de Don Quichotte. Il a rassemblé concepteurs et constructeurs d’espaces déterminés à intervenir auprès des sans-abri et mal-logés affrontant au quotidien l'inhospitalité de nos espaces urbains. Par l'expérimentation et la réflexion, fragiles par définition, il s'est donné pour ambition de concevoir des réponses avec et pour ceux qui, malgré tout, cherchent refuge ici-même. Parce qu'il nous faut rompre avec toutes les positions militantes, politiques, ou professionnelles, qui interdisent d'agir et de penser à nouveaux frais. Parce qu'il nous faut rompre avec le mythe de la solution de logement, définitive et globale, rêve et cauchemar tout autant. Parce qu'il nous faut rompre avec les visions, infiltrées dans tous les partis, qui président au développement d'un urbanisme massif, héroïque et mortifère tout autant.

Parce qu'il nous faut inventer d'autres manières d'expérimenter tous azimuts, d'agir sans relâche, de construire pour et avec les personnes désarmées, mais jamais démunies de tout. Parce qu'il nous faut mobiliser autrement le droit, l'économie, le "social", et composer d'autres horizons de pensée et d'action. Parce qu'il nous faut imaginer des réponses souples, transitoires, évolutives, en devenir et remarquables, et faire ainsi face aux questions diverses, complexes, singulières, et urgentes qui nous sont posées, ici et maintenant. Parce qu'il nous faut trouver le chemin des "villes invisibles" pour toujours davantage leur "faire de la place", comme nous y invite Italo Calvino :

L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

Italo Calvino, Les villes invisibles.






samedi 19 janvier 2008

Toi qui prendra le temps de me lire*

Du fin fond d’un roman chevaleresque, du bord froissé de sa toute première page, de l’esquisse du tout premier geste d’écriture de son auteur, d’un moment toujours un peu plus lointain, l’histoire est née. Cette histoire s’est poursuivie le 15 décembre 2007, aux abords du parvis de Notre Dame de Paris, kilomètre zéro du territoire national. Là, des architectes, designers, scénographes, paysagistes, et autres créateurs d’espaces en tout genre se sont retrouvés auprès des Enfants de Don Quichotte. Encore, il s’agissait d’exiger l’élémentaire, la prise en considération de souffrances, de désirs, de voix étouffées. A nouveau, il s’agissait d’exiger le droit pour des dizaines de milliers de femmes et d’hommes d’habiter ici-même, en France, avec la garantie de « moyens convenables d’existence ». Toujours, il s’agissait d’exiger que ces mots et ces principes contenus dans un autre texte fondamental, la Constitution de la 5e République, soient respectés.



Il était impensable que l’Etat, garant de notre maison commune, n’honore pas ses engagements pris le 8 janvier 2007 devant la Nation, devant les sans-abri du canal Saint-Martin. Il était impensable qu’une Ministre réponde inlassablement par des mensonges grossiers à la question de l’application de ces engagements, et ce en dépit d’évidences reconnues par l’ensemble des associations compétentes. Il était impensable que nos représentants puissent ne pas donner à la Nation les moyens budgétaires d’appliquer une loi historique, celle relative au Droit au Logement Opposable. Il était impensable que le gouvernement puisse agiter l’argument de la caisse vide, méprisant ainsi ce que d’anciens nous ont légués de plus précieux, à savoir qu’en République seul importe l’argument humain : le 4 octobre 1945 la France ruinée créait la Sécurité Sociale non parce que c’était raisonnable, mais parce que c’était humainement nécessaire. Il était impensable qu’alors que nous nous mobilisions contre une forme de terrorisme ambiant, la puissance publique ordonne l’usage de la force pour nous disperser. Il était impensable que l’Etat ajoute de la violence à la violence pour empêcher que le regard de tous ne saisisse l’étendue du désastre.

De cette épreuve, et d’un moment qui l’a précédée aussi, l’histoire est née. Cette histoire s’est poursuivie au sein de certains ateliers d’architectes, de designers, de scénographes, de paysagistes, et d’autres créateurs d’espaces en tout genre. Cette histoire s’est poursuivie par l’évocation du cas de milliers de personnes pour lesquelles seules des solutions au rabais, et rares qui plus est, sont imaginées. Cette histoire s’est poursuivie grâce à la volonté partagée par une trentaine de professionnels de montrer qu’il n’est pas seulement nécessaire, mais aussi possible, de construire là, de répondre immédiatement au désir d’habiter la ville, de dessiner les espaces de vie pour des femmes, des hommes, des enfants qui, par choix, par nécessité, partagent notre histoire. L’Atelier Immédiat est né là, de la volonté de rassembler des désirs, des savoir-imaginer, des savoir-faire, et de répondre autant que faire se peut, aussi bien que possible, à des situations humaines intolérables.


Le 31 décembre 2007, l’association Les Enfants du Canal alerte l’Atelier Immédiat quant à la situation précaire qui est la sienne. Imaginée sur les rives du canal Saint-Martin, cette structure d’hébergement accueille aujourd’hui 35 résidents dans un bâtiment du 14e arrondissement qu’elle aurait dû quitter en septembre. La structure doit déménager de manière urgente ; mais lourdeurs administratives insensées, incompétences des services administratifs, et autres incohérences budgétaires rendent ce déménagement improbable. Des femmes et des hommes vivent alors dans la perspective traumatisante de se retrouver à nouveau sans toit ; le contribuable paie une fortune cette situation inouïe : l’OPAC, propriétaire de ce bâtiment et désireux d’y entreprendre des travaux, reçoit de l’Etat de substantiels dédommagements pour la gêne occasionnée... La question posée par les Enfants des Canal à l’Atelier Immédiat se résume donc ainsi : comment créer rapidement et à moindres coûts un espace dans Paris afin d’accueillir les 35 résidents, et démontrer ainsi que des réponses existent à de telles situations d’urgence ?

Alors que le gouvernement imagine un énième plan d’action pour apporter une solution globale à la question des sans-abri, l’Atelier Immédiat élabore son projet en 15 jours en suivant quelques principes fondamentaux. Un centre d’hébergement est un lieu qui, accueillant des personnes fragilisées par une expérience dramatique, doit être l’objet de tous les soins. Centre d’accueil et de vie, il doit être créé pour et avec les résidents qui l’occuperont. Centre de stabilisation, il doit s’inscrire dans la ville, à proximité des lieux de vie, des lieux de travail, des centres de ressources, des réseaux d’amis des personnes qui l’occupent. En construisant de tel abris collectifs il ne s’agit pas de produire des réponses de substitution aux « solutions de logements » dont l’Etat a la charge conformément au Droit au logement opposable en vigueur depuis le 1er janvier 2008. Face à une telle problématique, il s’agit de faire preuve d’audace et d’innovation, et notamment d’utiliser un terrain vacant pour un temps, puis un autre, et ainsi de suite, afin de rendre habitables les vides temporaires de la ville qui n’existent pas aux yeux de l’administration. Pour démontrer combien les contraintes économiques peuvent se voir allégées, il s’agit de développer des réseaux d’économie solidaire, des stratégies de récupération de matériaux de constructions, des logiques de chantiers d’insertion, etc.

Le 15 janvier 2008, l’Atelier Immédiat présente une première esquisse du projet aux Enfants du Canal lors d’un dîner organisé par l’association. Une trentaine d’unités d’habitations, ainsi que tout ce qui est nécessaire au bon fonctionnement du centre d’hébergement. Un ensemble auto-constructible en partie, réalisable dans les quelques semaines à venir, avec l’implication des futurs résidents des lieux. Une chantier trois fois moins coûteux que le village de bungalows d’Ivry, cinq fois moins que la seule solution qu’envisageait l’Etat : un bâtiment à rénover de fond en comble. Un ensemble à taille humaine, comme l’est la structure des Enfants du Canal qui grâce à cela peut mener un travail social performant. Un espace construit autour de la personne humaine et du respect de son intimité, du respect de ses choix de vie. Une structure d’habitations denses qui puisse ainsi faire modèle pour de nouveaux projets de ce type dans la ville, non loin des espaces de vie des sans-abri. Un bâti démontable et remontable ailleurs, démontrant ainsi sa possible implantation dans des vides temporaires de la ville. Un lieu où l’histoire devra se poursuivre, où les créateurs reviendront, pour apprendre aux résidents comment démonter, puis remonter, pour travailler avec eux sur d’autres situations, sur d’autres projets. Un projet non pas reproductible du point de vue de sa forme, puisqu’il répond à des désirs de femmes et d’hommes formulés ici et maintenant, parce qu’il implique l’utilisation de matériaux disponibles maintenant. Mais un processus dont l’esprit et la méthode peuvent et doivent être reproduits ailleurs. Parce que les besoins sont immenses et multiples ; parce que les réponses sont nécessaires et innombrables.


Sébastien Thiery, Porte parole de l’Atelier Immédiat, 16 janvier 2008.

* Premiers mots du Don Quichotte de Cervantès