L’Atelier Immédiat a vu le jour en 2007 à Paris, dans le sillage de l’action des Enfants de Don Quichotte. Il a rassemblé concepteurs et constructeurs d’espaces déterminés à intervenir auprès des sans-abri et mal-logés affrontant au quotidien l'inhospitalité de nos espaces urbains. Par l'expérimentation et la réflexion, fragiles par définition, il s'est donné pour ambition de concevoir des réponses avec et pour ceux qui, malgré tout, cherchent refuge ici-même. Parce qu'il nous faut rompre avec toutes les positions militantes, politiques, ou professionnelles, qui interdisent d'agir et de penser à nouveaux frais. Parce qu'il nous faut rompre avec le mythe de la solution de logement, définitive et globale, rêve et cauchemar tout autant. Parce qu'il nous faut rompre avec les visions, infiltrées dans tous les partis, qui président au développement d'un urbanisme massif, héroïque et mortifère tout autant.

Parce qu'il nous faut inventer d'autres manières d'expérimenter tous azimuts, d'agir sans relâche, de construire pour et avec les personnes désarmées, mais jamais démunies de tout. Parce qu'il nous faut mobiliser autrement le droit, l'économie, le "social", et composer d'autres horizons de pensée et d'action. Parce qu'il nous faut imaginer des réponses souples, transitoires, évolutives, en devenir et remarquables, et faire ainsi face aux questions diverses, complexes, singulières, et urgentes qui nous sont posées, ici et maintenant. Parce qu'il nous faut trouver le chemin des "villes invisibles" pour toujours davantage leur "faire de la place", comme nous y invite Italo Calvino :

L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

Italo Calvino, Les villes invisibles.






dimanche 26 février 2012

Quel est le sujet ?

Article paru dans le numéro 37 de la revue Lignes, intitulé "Non pas : voter pour qui ? Mais : Pourquoi voter ?", février 2012.


Une précaution, dite méthodologique, impose à la première personne du singulier de demeurer discrète, recluse aux confins de ce texte aux prétentions savantes, ou tout au moins analytiques, sur le pourquoi du vote aux présidentielles à venir. « Je » ne peut se risquer en l’occurrence aux avant-postes, se livrer à découvert et anecdotique en ces très hautes considérations. A telle altitude, il doit revêtir une combinaison d’exceptionnelle facture, s’outiller d’une technologie optique de longue portée : au moins du regard du « on », cet indéfini pluriel si sacrément singulier ; au mieux de la vision du « nous », cet infini majestueux proprement incroyable. Lavé de toute trace du sujet disgracieux, bienséant selon la morale qui prend l’épistémologie pour masque, porté par et portant sur le sens commun de bon aloi, le texte pourra alors se faire entendre : « Il faut voter ! » ; « Nous ne le pouvons plus ! » ; « On ne peut pas y échapper au regard de ce qui nous menace ! ». « Je » peut bien s’abandonner à la méditation qu’il veut, il ne saurait ébranler le lecteur de sa profane élucubration. Dans la langue de ce texte, dans sa tonalité même, « je » ne saurait avoir lieu. La prise de position de ce dernier demeure ainsi conditionnée à une opération d’escamotage : dans ces questions, le sujet raisonnant n’entre pas n’importe comment ; il laisse à la porte tout l’attirail d’affects qui faisait auparavant de lui un sujet éprouvant.

Il faut que demeure inaudible l’épreuve des sujets pour que puisse se répéter la dramaturgie de mauvais goût qui aujourd’hui tient lieu d’exercice démocratique. Dépossédés de leur corps et de leur regard sauvage, les sujets ne peuvent témoigner combien inhabitable est l’espace où se joue le drame, et combien grotesque est sa mise en scène. La raison raisonnante s’accommode des camemberts des sondages, le citoyen lambda de ce que sa voix s’agrège dans la métaphore crémière en opinion. Que l’atmosphère y soit définitivement irrespirable, que le décompte piétine tout ce que l’expression pouvait témoigner d’humanité, nul ne saurait le formuler dans la langue des sciences sérieuses et politiques. L’expert sanctifie quotidiennement au registre des évidences les idées selon lesquelles les problèmes sont fantastiquement interdépendants, les questions nouvellement complexes, les menaces terriblement globales : il y aurait du terrorisme, du réchauffement climatique, du marché,... Nul ne saurait faire entendre dans les formes de ce qui s’entend que la démesure est la seule terreur qui menace, et qu’une politique de mortels, elle-même mortelle et donc vivante, reste la plus élémentaire des évidences à cultiver. Les candidats s’arc-boutent sur leur immense volonté, se font les chantres de tous les possibles, entonnent des « yes we can » comme autant de promesses de divinement renoncer au renoncement. Quelles voix, mis à part celles des sujets inaptes à l’infantilisation caractéristique de l’être-troupeau, pourraient faire comprendre combien dément et violent est l’acte consistant à marteler que sans Président, sans pouvoir des hauteurs, rien ne se peut ? Qu’un homme, voire ô miracle une femme, investisse sa volonté tout entière dans un combat magistral contre les forces d’un mal ou d’un autre pour satisfaire l’opinion publique réifiée en camembert ou saucissonnée en diagramme indigeste est un récit burlesque, un conte suranné. Offrir son vote à quelque candidat à la Présidence de la République que ce soit, c’est adouber en tout premier lieu cette légende qu’un anthropologue des temps futurs lira comme un invraisemblable archaïsme. C’est ajouter un nouveau chapitre à l’histoire de l’humiliation de chacun d’entre nous, au nom précisément d’un « nous » mystifié tant et si bien qu’il lui faudrait une incarnation majuscule. C’est très certainement faire preuve de mauvais goût selon des critères inaccessibles à quelque analyse savante que ce soit.

Aucune espèce de communauté politique ne saurait trouver le chemin de sa réalisation à travers les rituels mortifères que nous connaissons trop : la campagne, orchestrée comme un concours de bestiaux donné en pâture à des bœufs ; l’isoloir, faisant de chaque voix exprimée un cas isolé, instituant le geste politique comme obscénité à cacher ; la victoire royale acclamée au nom du grand changement et reléguant ce qui se construit de main d’homme au statut d’éructations pré-politiques. Une barbarie s’est imposée, au long des siècles, qui exige que le politique se pense comme domaine céleste nécessitant qui plus est un propriétaire et des vassaux, les rôles étant de nos jours plus ou moins redistribués à chaque échéance électorale nationale que Dieu nous donne de suivre haletants. L’intrigue est mineure, et néanmoins surjouée ; la condition politique misérable. Des sujets feront néanmoins effraction, puisqu’il ne peut en aller autrement. En lieu et place du théâtre désolé, ils dessineront à la force de leurs « je » exprimés de nouvelles et nécessaires médiations. Faire de la politique n’aurait jamais dû être conçu autrement que cela : composer, dans un espace et un temps partagés, dans un milieu et non à mille lieux, l’expérience d’une solidarité effective et affective. Puisque je veux encore chercher les espaces et les temps où cela frémit, je n’irai pas abandonner dans l’urne ce qu’il me reste de désir coriace, et faire ainsi la preuve accablante de ma résignation.


Sébastien Thiéry, novembre 2011.

"Un toit c'est un droit"

Chronique parue dans le numéro 62 de la revue Mouvement, janvier 2012.


L’enfant a cinq ans tout au plus. Comme soudé à la main de sa mère, une malienne, il prolonge plus qu’il ne le jouxte le corps maternel. Flanqué à son à-pic, il le vise pour y planter son grand regard noir, tel une amarre. L’œil littéralement rivé, il demeure immobile, tout à la fois absorbé et absorbant. Sa mère ne le regarde pas. Elle affronte une salle comble, la conquiert bientôt, à la force d’une parole poignante, écorchée de détresse. C’est un prêche et une complainte tout à la fois. La grand’messe est orchestrée par les dirigeants du DAL (Droit au Logement) qui trônent en fond de scène de cette petite salle parisienne où se sont entassés des sympathisants par dizaines. Entre deux salves de la mère aux avant-postes, ils scandent « Un toit, c’est un droit ! » que l’assemblée entonne à l’unisson. Sur leur visage colérique, ils laissent un instant monter le sourire satisfait des auteurs-compositeurs-interprètes dont le refrain fait mouche. Puis, de nouveau graves, ils se rangent derrière les paroles de la mère qui reprend de plus belle : la vie misérable des laissés pour compte, la violence faite aux plus démunis, le mépris présidentiel pour les plus pauvres. Ici-bas, on implore les plus hautes sphères dont le silence est aussitôt couvert par les chants militants. Pendant ce temps, aux premières loges, l’enfant s’inocule le vocabulaire légal désignant sa fatale condition. Il apprend combien les siens sont frappés d’infamie. Il assimile son être-aux-abois, toute solution demeurant conditionnée à l’improbable main tendue de ceux qui l’utilisent pour frapper. La chaleur du rassemblement ne l’enveloppe d’aucun réconfort. Il est pétrifié.

A l’issue du meeting, l’enfant rejoint un campement de tentes installé sur un stade décati de la ville de Montreuil. Ici, depuis quelques semaines, il partage le quotidien de 200 personnes, maliennes pour la plupart. Ce sont les « Sorins », du nom de la rue de Montreuil où depuis 2008 ils occupaient un bâtiment dont ils furent expulsés le 30 juillet dernier. Sous les tentes approximatives, soumis au vent d’automne comme à la tempête du voisinage, résident des femmes et des hommes prétendument démunis de tout. Pourtant, les polyglottes pullulent, diplômés de Bamako élus par leurs familles pour conquérir les terres inconnues par delà les mers. Pourtant, les cuisiniers abondent, commis d’arrières cuisines de restaurants ayant pignon sur les avenues de la capitale. Pourtant, les bâtisseurs foisonnent, employés pour travaux plus ou moins publics, sur contrat plus ou moins légal. Sur scène, comme sur le territoire réduit au statut de media où doit s’exhiber la tragédie, la stratégie militante ordonne que soient exposées nues et sans ressources des personnes qui ne le sont pas. Ainsi va l’action compassionnelle qui, prétendant faire entendre la parole des sans-voix, les assigne à résidence d’une douleur à vociférer. Elle les y cloue, jusqu’à les faire s’identifier à elle. Les immobilisant dans une mobilisation de misère, elle leur promet en échange la seule solution qui vaille, improbable au demeurant : l’obtention d’un logement social, légal, normal, quelles qu’en soient la qualité et la localisation, quelle que soit la solitude à laquelle elle les vouerait, enfin « bien logés » mais disséminés dans les périphéries où s’étendent les zones de demain. Elle laisse accroire que seule est désirable la métropole telle que la conçoivent Bouygues et consorts, cette anonyme étendue qui n’a pour vertu que d’éponger des corps en trop. Enfin, elle inculque à chacun l’humiliation politique : seule une volonté étatique, supérieure et lustrale, peut résoudre le problème dont ils s’avèrent la triste incarnation.

La ville doit savoir se prendre et se réinventer. La prise a déjà lieu, bon gré mal gré, par celles et ceux qui vivent là. Pour bâtir, des armes sont disponibles : des mains, des savoirs et savoir-faire, des constructeurs, mais du droit aussi, des jurisprudences qui fragilisent les sécurités du cadastre sur le principe élémentaire qu’expulser ne résout rien. Mais demeure un verrou : une doxa selon laquelle construire, ici et maintenant, reviendrait à normaliser le pire, soutenir l’insoutenable, suivre la pente d’une régression sociale, accepter les conditions d’une solution au rabais, favoriser une déculpabilisation de tous, acheter la paix sociale en confortant la misère jusqu’à la faire s’assoupir. Il faudra que l’enfant y souscrive, en dépit de ce qu’il sait de la force des siens, et s’éreinte à porter la plainte. A moins qu’il s’émancipe de cette morale militante et, prenant le pouvoir de construire ici et maintenant, contribue à l’émergence d’une ville dissidente, hospitalière enfin.


Sébastien Thiéry, octobre 2011.

"Bouleverser notre représentation de l'espace"

Entretien avec Silvia Sfligiotti paru dans la revue Progetto grafico, été 2011.

SS: La France et l’Italie dans les dernières années ont assisté a une intensification de la lutte aux Roms et aux SDF. Quelle est la « menace » qu’ils portent à l’idée prévalante de la société urbaine contemporaine ?

ST: Si je devais me risquer à une analyse globale de la violence dont sont victimes ces populations, je soulignerais que, (sur)vivant dehors, elles portent le visage de la folie. C’est une vision héritée de très loin qui veut que sans intérieur – intériorité, intimité, etc – un individu est prétendument dénué de raison et menace donc l’équilibre de tous. Alors, considérant que chacun doit jouir d’un « intérieur propre », nous répétons que « ces gens là » vivent dans des conditions « indignes » et, comme par effet de contamination, la prétendue indignité de leur condition finit par leur coller à la peau. Quelle que soit la méthode – la violence barbare ou la charité chrétienne – nous nous activons pour « interner » ces corps débordants qui menacent une vision où l’organisation légale de l’espace – espace privé / espace public – concorde avec un ordre symbolique fondamental. Cette analyse vaut aussi pour une lecture au cas par cas d’une violence conduite contre ces populations lorsqu’elles sont voisines de mon propre lieu de vie. Dans ce cas là, je considère leur présence comme une menace d’intrusion dans mon intimité, dans mon intérieur légalisé, seul territoire désirable à mes yeux. « Chacun chez soi, pour le bonheur de tous », est l’idéal structurant d’une société où l’habitat commun est impensé, et où la ville se développe comme agrégation de logements conçus selon les normes administratives et industrielles en vigueur. Faire que l’hospitalité puisse avoir lieu aussi dehors, c’est à dire partout, remettrait en cause ce qui nous structure, et ce à tous les étages – politique comme subjectif. Je suis pourtant convaincu que cette rupture est inévitable, et que des villes insurrectionnelles, hors normes et « informelles », vont proliférer jusque dans nos métropoles capitales.

SS : Lors de votre participation à la conférence La città senza nome à Milan, vous avez mentionné une loi qui était en discussion au Parlement français, et qui rendrait possible de détruire, sans la décision d’un juge, les habitations qui peuvent menacer la « tranquillité, sureté et salubrité publique ». A-t-elle été approuvée?
ST : Le Parlement français a effectivement adopté en décembre 2010 cette loi sur la sécurité dont l’article 90 visait précisément les camps de Roms, suite à une année où les pouvoirs publics en France ont ordonné, en toute illégalité, la destruction de dizaines de bidonvilles. Mais, chose extraordinaire, le Conseil Constitutionnel a invalidé cet article en mars 2011, jugeant impossible « de procéder dans l’urgence, à toute époque de l’année, à l’évacuation, sans considération de la situation personnelle ou familiale, de personnes défavorisées et ne disposant pas d’un logement décent ». Cette jurisprudence s’ajoute à une décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en date du 12 octobre 2010 invalidant l’expulsion de squatteurs au motif qu’ils se « trouvaient situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée ». Voilà qui est à mes yeux fondamental : de très importantes décisions rendent illégales, en France comme en Europe, la destruction de campements et l’expulsion d’occupants sans titre. Reste à prendre la mesure de cela, et à accepter l’idée qu’il convient désormais de renforcer ces installations pour les rendre habitables, le temps qu’il faudra.

SS : La société « mobile, propre et productive » est fondée sur la nécessité de se déplacer à l’aise. Rester dans l’espace public et y habiter sont souvent devenues des actions suspectes et subversives. Comment pourrait-on changer cette tendance?
ST : Cette tendance est extrêmement lourde, au point que le développement urbain est dicté par celle-ci : il faut favoriser les « mobilités », permettant de relier les « logements » aux « zones d’activité », tout en aménageant quelques « espaces verts » qui font la santé urbaine. La métaphore organique est toujours fondamentale : il faut que, dans le corps de la ville, ça circule et ça respire, et toute immobilité trop marquée est néfaste et fait porter la menace d’une embolie. On accepte que des corps se reposent – sur un banc idéalement – mais il est inacceptable qu’ils s’installent, et tout est organisé pour que rien ne l’y invite : le banc est designé de telle sorte à ce qu’on ne puisse pas s’y allonger, des éléments urbains se développent pour empêcher les corps de se poser là, et des lois criminalisent l’installation de tentes considérées, en France en tout cas, comme des « encombrants », à savoir comme des déchets laissés sur la voie publique. Malheureusement, un nombre croissant de personnes démunies de tout en sont réduites à chercher un espace dans la ville malgré tous ces dispositifs hostiles. Pour l’heure, on se contente d’ouvrir des « centres d’hébergement » pour tenter d’éviter que la guerre éclate réellement, mais prévus pour des personnes considérées comme « malades », ces centres sont absolument invivables. Changer cette tendance implique de revenir à quelques fondamentaux, et notamment à considérer chacun comme un être humain à part entière. C’est un premier pas, élémentaire, qui impliquerait qu’on rende insupportable la prolifération d’un design « anti SDF », mais aussi le fonctionnement de centres d’hébergement d’urgences absolument inhospitaliers. La question se poserait en ces termes là : si toutes ces personnes sont des êtres humains, et si la République implique une « hospitalité inconditionnelle » comme l’écrit Jacques Derrida, alors il faut reconsidérer de fond en comble la construction de nos villes inhumaines et inhospitalières. Il faudrait que ce sursaut ait lieu avant que la guerre silencieuse qui a aujourd’hui cours n’éclate véritablement.

SS : Quel est le rôle que l’architecture et les autres disciplines du design peuvent avoir pour changer la perception de la société urbaine d’aujourd’hui et ouvrir de nouvelles possibilités d’action et d’interaction sociale?

ST : Il est élémentaire de comprendre que la métropole capitalistique génère une situation de guerre – appelons là « compétition » – , qui s’avère l’énergie même de son développement. Une contradiction viscérale l’anime : produire de l’espace tout en produisant les conditions de sa rareté, pour que l’espace créé demeure convoité. Ainsi, à Paris, près de 12% des logements sont vides, en raison de logiques spéculatives évidentes (80% de ces logements sont la propriété d’entreprises, non de particuliers), et on compte 4,5 millions de mètres carrés de bureaux vides en raison notamment d’un système financier qui valorise les grands groupes ayant à leur actif des biens immobiliers immédiatement disponibles à la vente. Tout ceci renforce la « pression du marché immobilier », qui rend nécessaires de grands programmes de constructions pour le plus grand profit des grands groupes du bâtiment et des assurances… eux-mêmes propriétaires de ces innombrables espaces vacants ! Voilà un premier défi pour le design, compris comme mode de visualisation du réel : rendre lisible la contradiction, et faire ainsi s’enrayer la mécanique constitutive de ce réel. Tout le monde croit que nous manquons d’espace, alors qu’il y a de l’espace plus qu’il ne faut ! L’architecte doit alors poursuivre le travail, et démontrer combien nous savons rendre habitable ce qui est disponible aujourd’hui : des espaces vacants temporairement, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs. Car au final, malgré les jurisprudences dont je vous ai parlé, malgré des lois qui permettent en France de réquisitionner durant un temps limité des espaces vacants, nous nous trouvons face à une dernière question : comment occuper un lieu durant un temps limité, permettant notamment d’envisager l’installation sans expropriation ? Car si le logement, en tant qu’espace privé séparé, est la seule « solution » qui aujourd’hui est acceptable, c’est aussi parce qu’il est prétendument « pérenne », c’est à dire pensé comme « solution finale ». L’enjeu me semble être celui-ci : bouleverser notre représentation de l’espace pour le concevoir souple et plastique, susceptible d’accueillir mille manières d’habiter passagères, en évolution, modestes, mais d’une qualité remarquable. Jusque là, tout ce qui est temporaire est considéré comme de l’œuvre architecturale au rabais, ce qui est absurde.

SS : Pouvez-vous présenter en bref l’activité de l’Atelier Immédiat, dont vous êtes l’un des fondateurs?

ST : L’Atelier Immédiat est un réseau informel, une table autour de laquelle sont réunis des ateliers d’architecture et de design considérant qu’il est devenu urgent de penser autrement les réponses apportées aux situations de précarité. Son activité première est de prendre position en publiant notamment des tribunes dans la presse. Ensuite, en soutenant des squatteurs, des campements de Roms, des associations d’aide aux sans-abri, et en essayant de développer des workshop ou des actions constructives, l’enjeu de ce réseau est d’apporter très modestement quelques réponses constructives à des situations extrêmement fragiles. Mais nous allons sans doute passer à une étape nouvelle en radicalisant notre politique de publication, et en essayant de prendre la parole plus résolument pour faire entendre qu’il est temps de construire, avec ce qui est disponible, l’espace hospitalier qui fait défaut. Et d’accompagner ainsi l’insurrection de nouvelles formes d’habitat.